LE « MODÈLE AMÉRICAIN  » : Une perspective hégémonique pour la fin du millénaire ?

Mardi 12 mai 1998, salle 2106
BFSH2, Université de Lausanne

Sujet

Depuis une vingtaine d’années, prophètes et cassandres de tout bord nous annoncent périodiquement la chute puis le retour du miracle américain. Actuellement, les Etats-Unis semblent jouir d’une reprise économique et d’une stabilité politique à faire pâlir d’envie les autres pays industrialisés. Cette situation va-t-elle durer? Ce nouveau « miracle » sera-t-il à nouveau rapidement frappé d’obsolescence? Pour comprendre la réalité complexe des Etats-Unis à la fin de ce siècle, le Groupe Regards Critiques organise le mardi 12 mai une journée de conférences et de débats avec des intervenant-e-s d’Europe et des Etats-Unis. Nous vous invitons toutes et tous à y participer.

Au premier abord, tous les indicateurs économiques présentent une véritable vitrine du succès à l’américaine. Avec une croissance économique forte du produit intérieur brut (PIB) (+3.8% en 1997), un chômage bas (« à peine » 4.7% en 1997) combiné à la création de plus de 3 millions d’emplois l’an dernier, et enfin l’effacement des derniers déficits publics annoncés pour 1999 (après trois décennies de déficits), tout semble aller pour le mieux pour les Etats-Unis. Si l’on ajoute à cela une suprématie incontestée sur le plan militaire, l’offensive permanente de la culture américaine, ainsi que le poids des Etats-Unis dans les organisations économiques et financières internationales, on obtient en effet une performance présentée continuellement comme un succès incontestable, voire un modèle à suivre.

Derrière la vitrine du succès, une société écartelée

Quel est le prix de ce soit-disant succès américain? En 1998, qui sont les gagnant-e-s et les perdant-e-s de deux décennies de politiques néolibérales menées aussi bien par Reagan et Bush que par Clinton? En premier lieu, les conditions de travail et d’emplois sont en fort décalage avec l’enthousiasme de la croissance. Le taux de chômage américain reste en effet fortement sous-évalué et ne prend, par exemple, que peu en compte le sous-emploi: toute personne ayant travaillé ne serait-ce qu’un jour dans la semaine précédant l’enquète de l’office du travail est considérée comme active. Calculé selon des méthodes statistiques en cours en Europe, le taux de chômage américain s’approcherait plus des 9% un taux fort euro-compatible et non plus miraculeux. De plus, si l’on assiste actuellement à une légère hausse des revenus des salarié-e-s, cette dernière intervient après deux décennies de baisse continue et de flexibilisation extrême des rémunérations. En 1994, 95% des familles avec enfants avaient besoin de deux salaires à temps plein pour maintenir le revenu familial. Dans un pays où près d’un cinquième des salarié-e-s ne bénéficient pas d’assurance maladie (41.7 millions de personnes!) et où le salaire horaire minimum s’établit à moins de 10 francs, il ne suffit pas de travailler pour échapper à la pauvreté! Cet écartèlement des conditions de travail est renforcé par le démantèlement constant des protections sociales. Selon les héraults des contre-réformes sociales, il faut désormais faire table rase du welfare pour mettre en avant le workfare, c’est-à-dire passer de la notion de droit à une assurance sociale à celui d’une aide conditionnelle à la volonté de « remise au travail ». Déjà reprise par Tony Blair en Grande-Bretagne, cette conception trouve de plus en plus d’écho en Europe. La détérioration massive des conditions de travail et d’emploi sont d’autant plus frappantes que le taux de profit des entreprises américaines a atteint en 1994-1995 son plus haut niveau depuis 1959, année phare de la croissance d’après-guerre, et que les différences de revenu, sans parler de la fortune, ont continué à progresser durant les années 1990. Après vingt ans de dérégulation et de flexibilisation, ce sont toujours les couches aisées qui profitent de la croissance économique actuelle, alors que les revenus de la majorité de la population demeurent bloqués, voire continuent leur régression. L’adage des années Reagan selon lequel the rich get richer and the poor get poorer reste donc d’une brûlante actualité.

Déficit zéro pour 1999: mais qui va payer le prix des plans d’austérité?

En janvier de cette année, le Président Clinton a annoncé pour 1999 le premier équilibre budgétaire après trente ans de déficits, un but qui ne devait être atteint qu’en 2002. Une fois examinée de plus près, cette performance paraît moins sensationelle. A vrai dire, les chiffres « astronomiques » du déficit américain (1994: 240 milliards de $; 1996: 160 milliards…) sont trompeurs. En effet, les déficits de ces dernières années sont toujours restés inférieurs à 2% du PIB américain. Les Etats-Unis ont de ce fait scrupuleusement respecté les critères de Maastricht qui fixent une limite acceptable des déficits à 3% du PIB. Comme partout, le prétexte des caisses vides a permis la mise en place de programmes d’austérité très durs: outre les coupes dans les assurances sociales, on assiste au jeûne forcé des services publics fédéraux, à la fin des programmes de lutte contre la pauvreté, à l’abolition des mesures positives (affirmative action) en faveur des femmes et des minorités ethniques, au doublement du montant des taxes universitaires (et dans le même temps à la division par deux du montant des bourses allouées). Depuis 1992, la présidence Clinton a suivi scrupuleusement les traces de ses prédécesseurs néolibéraux. Le retour des excédents budgétaires annonce-t-il un tournant de la politique menée jusqu’à présent? Rien n’est moins sûr, puisque les nouveaux crédits proposés par Clinton dans les domaines de la formation et du social seront financés par des coupes dans d’autres postes du budget fédéral et qu’il est déjà prévu de procéder à de nouvelles exemptions fiscales. En conclusion, le renflouement des finances publiques n’arrêtera pas la déferlante anti-sociale de l’austérité, un élément qui laisse songeur alors qu’en Suisse Kaspar Villiger nous propose l’effacement des déficits de la Confédération pour 2001.

Les Etats-Unis en 1998: un horizon qui nous guette bientôt?

Comme nous pouvons le constater, la croissance des dernières années se fait sous une forme extrêmement inégalitaire et dommageable pour la grande majorité de la population. Vu l’engouement suscité en Europe et en Suisse par les expériences américaines en matière de flexibilisation du travail et de l’emploi, ou encore de réforme des assurances sociales, il est nécessaire de réfléchir et débattre ensemble des conséquences et des enjeux de ces politiques. En effet, nous estimons que le « modèle américain » n’est pas inéluctable et que comprendre les Etats-Unis d’aujourd’hui permet de se préparer aux luttes de demain.

 

Programme

•9h00-10h30 Louis MAURIN (économiste, collaborateur à Alternatives Economiques, Paris)

La redéfinition à la baisse du marché de l’emploi aux USA: chômeurs cachés et « working poors »

•11h00-12h30 Holly SKLAR (collaboratrice au mensuel Z Magazine, auteure de plusieurs livres sur l’évolution récente des USA, Boston):

Du « Welfare » au « Workfare »: les logiques du démantèlement des assurances sociales et de la mise au travail

•14h00-15h30 Chip BERLET(chercheur et militant à l’institut « Political Research Associates » de Boston, spécialiste de la droite et de l’extrême-droite américaine):

L’arsenal idéologique de la droite américaine: « classes dangereuses » et « welfare queens »

•16h00-17h30 Kees VAN DER PIJL (professeur de relations internationales à l’Université d’Amsterdam):

Impérialisme américain et organisations internationales