Une mère de larmes

Compte rendu de Sophie Dora Swan, Voir Montauk, Chicoutimi, La Peuplade, 2023.

Voir Montauk, premier récit de l’écrivaine canado-suisse Sophie Dora Swan publié l’hiver dernier aux éditions québécoises La Peuplade, se lit comme un journal de bord composite dont débordent les émotions, pensées et préoccupations d’une femme mise face à l’insoutenable dilemme d’enlever la vie à celle qui lui l’a donnée : « honnêtement / on fait quoi / quand quelqu’un veut mourir ? / mourir pour vrai » (56). L’épineuse question de l’aide médicale à mourir, trouvant un écho dans la double origine de l’autrice, se pose au terme d’un cheminement de proche aidante que la charpente de l’œuvre saisit dans toute sa complexité. De retour au pays natal, une fille veille sur sa mère aux prises avec une dépression chronique qui la conduit, lors d’une phase particulièrement aiguë, à être hospitalisée dans une unité psychiatrique durant six semaines, auxquelles correspondent les chapitres eux-mêmes enserrés entre un prologue et un épilogue chargés d’accentuer la saveur sucré-salé du texte à travers leur titre. Par-delà la mort envisagée en tant que « carte joker pour la guérison » (141), la promesse de se rendre ensemble à Montauk se profile à l’horizon sous l’aspect d’une utopie rassurante révélant une destination littéraire plutôt qu’insulaire, un déplacement relationnel plutôt que géographique : « Écrire, c’est tenir cette promesse faite en caressant ta main. Entre un lieu et un lien, je choisis le second, Maman » (168). 

Tissé de to-do lists, transcriptions d’échanges téléphoniques, calligrammes, épigraphes, données factuelles ou encore haïkus, l’ouvrage déroute tant son hybridité formelle parvient à épouser les différents états que traverse la conscience à la fois narrative et lyrique. Impliquant des temporalités distinctes, prose et poésie se relaient pour dire respectivement l’introspection permise par le quotidien et l’urgence entraînée par la maladie qui y surgit. Sont alors confrontées deux réalités, « deux vies » (43) que la narratrice mène de front, alternant tant bien que mal entre lieux de vie et de vide, recette de gâteau et ordonnance médicale, ballons colorés et couloirs aseptisés, barbecue et plateaux-repas, rayons de soleil et éclairage aux néons, chanson d’anniversaire et « silence de fin du monde » (51). À travers le portrait qu’elle en dresse, Sophie Dora Swan pointe les failles d’un système jugé « inhospitalier » (36) dans la mesure où, en dépit des mantras positifs, photographies d’animaux et repas sains qui émaillent ses structures, il éloigne davantage qu’il ne soigne celles et ceux pour lesquel·les « le monde c’est trop » (17). L’ironie se joint à la sensibilité pour dénoncer ce « savoir clinique / à sens unique » (119) qui place les patient·es en marge de la société sans se soucier réellement de les y réintégrer voire, pire, « claque / une porte » (143) quand l’assurance refuse de prolonger leur séjour. 

Bien que fondamentalement intime, l’histoire résonne avec d’autres qu’ont portées « ces reines filles ces reines mères » (117) abondamment citées de sorte à explorer, par leurs voix détournées, les méandres des rapports filiaux. Marguerite Duras, pour laquelle la figure maternelle joue un rôle prépondérant, se trouve convoquée en exergue afin de souligner la vertu cathartique que revêt l’acte d’écrire aux yeux de celle qui, filant elle aussi la métaphore aquatique, confie « écri[re] comme on plonge […], des mots en forme de canot de sauvetage […] » (167). Y trempant sa plume et non ses pieds, la narratrice, et peut-être même l’autrice dont le livre apparaît en abyme, se libère de la souffrance grâce à la puissance imaginaire que charrie l’évocation de l’océan. Ainsi, c’est sur une plage blanche que le chagrin se fera de sable et que sècheront au soleil les larmes de la mère. 

Sarah Juilland

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