Vacance en famille
Emmanuelle Fournier-Lorentz, Villa Royale, Gallimard, coll. «Blanche», 2022.
« Dans mes souvenirs, s’ils sont exacts (et j’en doute), il y avait des dizaines de lampes dans le salon de l’appartement. » La narratrice de Villa royale, Palma, est aux prises avec sa mémoire dans ce récit d’une « enfance anormale » (15), centrée autour de deux personnages : l’un, absent, est le père, mort brutalement. À cette vacance, qui agit comme une force centrifuge autour de laquelle s’organise tout le texte, s’oppose la présence de sa mère, combattante, insomniaque, déprimée, qui, à l’image de sa lampe préférée, semble se réincarner aux yeux de sa fille en une des Furies, Alecto, l’Implacable déesse, dont la mission est justement de « punir les parricides » (19), inlassablement. Encadrant la mère, il y a les deux frères, Charles, l’aîné charmant et rebelle, attiré par les extrêmes, et Victor, le cadet plus intellectuel, qui joue imperturbablement aux échecs dans les longs trajets en voiture. Parricide, suicide, assassinat ? Comme le flou qui subsiste autour d’un souvenir traumatique, le roman se déroule comme une sorte d’enquête policière intime, où tant les personnages que les lecteur·rice·s cherchent à comprendre ce qui est arrivé dans l’appartement parisien, leur fameuse villa royale, et la raison pour laquelle ils doivent la fuir à toute allure.
Ce premier roman, publié dans la prestigieuse collection Blanche de Gallimard par la lausannoise d’adoption Emmanuelle Fournier-Lorentz, a une odeur de tabac froid et de course contre la mort. Rythmé par les insomnies dont souffrent tous les membres de la famille, lesquelles donnent au texte un air de huis-clos, ce récit initiatique est aussi entrecoupé par les déménagements successifs, entrepris par la mère afin de fuir métaphoriquement – et littéralement ! – quelque chose lié à la disparition du père des enfants. L’écriture est nerveuse, directe mais évocatrice, avec parfois des décrochements métaphoriques imprévus qui donnent une texture particulière au texte. Le deuil se matérialise en effet que dans les interstices de la vie : « Jusque là, le deuil […] m’avait contournée. Il ne me frappait pas de plein fouet. Il se glissait dans les détails, quand je me levais plusieurs fois la nuit pour mettre un doigt sous le nez de mes frères, quand j’avais la sensation, en pleine rue, qu’une catastrophe imminente allait arriver. » (49) Chargé de cette atmosphère, le texte prend l’aspect vif et photographique de souvenirs d’enfance béants : on a oublié exactement pourquoi, comment, mais on se souvient soudain comment « les toilettes se trouvaient à l’intérieur d’un tas de béton, dont les parois se tordaient comme des algues vers le ciel » (165), ou les cheveux d’une camarade de classe éphémère à la Réunion qui « étaient une sorte de carré parfait éparpillé en mille araignées aux pattes longues » (62).
Face à la réalité douloureuse et à la violence des secrets familiaux qui se diluent au compte-goutte, le recours à l’écriture apparaît comme le contrepoint rêvé de l’échappatoire en voiture, le lieu pour s’inventer d’autres vies, à la manière dont Palma décrit leur arrivée à l’île de la Réunion dans une immense villa décatie juste après le drame : « Victor a balayé le jardin du regard d’un air théâtral, comme si nous étions l’une de ces familles princières ruinées par un scandale ou un putsch, condamnées à l’exil, venues trouver refuge sur une île lointaine » (32). Cette capacité de l’imagination à remodeler le réel semble aux sources de l’écriture même du texte. Afin de fuir leur quotidien, les trois enfants, perdus dans un petit village d’Aveyron, entrent par effraction dans des voitures, et sur la demande de ses frères, Palma « imagine une vie pour plus tard » (132), une vie de film d’action ou de roman policier : sommes gagnées puis perdues, robes Valentino, mafiosi, mariages à Cran-Montana, drames et avocats véreux. C’est finalement la position dans laquelle Emmanuelle Fournier-Lorentz place ses lecteur·rice·s : nous voilà invité·e·s dans l’habitacle, assistant à leurs souvenirs les plus intimes comme dans une longue conversation en voiture, dans laquelle on préfère fixer la route pour (faire) oublier qu’on a les larmes aux yeux. Envoûtant.
Valentine Bovey