Cendres familiales

Compte rendu d’Alice Bottarelli, Les Quatre Sœurs Berger, Vevey, Editions de l’Aire, 2022

C’est l’enjeu de l’héritage, dans les différents sens du terme, que problématise Alice Bottarelli, lauréate de l’édition 2022 du Prix Georges Nicole, dans son premier roman. Les quatre sœurs Berger se retrouvent au chalet familial, après le décès de leur mère (le père est mort il y a déjà plusieurs années), pour procéder au tri, à la répartition des objets et à la mise en ordre de la propriété qui leur échoit en partage. Dominique, Madeleine, Isabelle et Virginie inventorient les pièces de leur enfance, où ressurgissent, comme décantés, les souvenirs d’un monde familial révolu dont les structures profondes continuent néanmoins d’agir sur le présent, et en particulier sur les relations entre sœurs.

Mais en creux, la relation aux parents révèle aussi, à travers l’éducation protestante que ces derniers ont dispensée (ascétisme, austérité, rigorisme moral, etc.), un rapport de névrose aux devoirs filiaux et à la discipline qui structurent non seulement le « travail » que représente la mise en ordre de la propriété familiale, mais aussi, d’une manière plus aliénante, le travail de deuil. Ce dernier se trouve donc à la fois matérialisé et métaphorisé par le rangement du chalet qui occupe la première partie du roman. A l’instar d’un puissant surmoi, le passé pèse de tout son poids et son inertie se perpétue dans les choses. Seule Virginie, la benjamine, se montre rétive aux attitudes et aux postures déférentes requises par la situation d’héritage, rejetant le cérémonial sentimentaliste associé à l’aura des objets, tandis que ses sœurs, et en particulier Dominique, l’aînée, déploient un zèle forcené pour s’acquitter de la tâche. La récurrence des adages, des dictons et autres proverbes pour s’encourager et se discipliner dans l’effort, exprime l’aliénation aux valeurs d’un protestantisme petit-bourgeois que promeuvent la famille et la tradition.

Si l’héritage, malgré la communion qu’il devrait idéalement susciter, apparaît comme un surmoi oppressif, complice des structures patriarcales de la famille nucléaire, on comprendra qu’il engendre des névroses liées à l’intériorisation de la contrainte et des interdits. Chaque fille Berger se débat psychiquement avec l’héritage familial, et la folie, particulièrement présente chez la rebelle Virginie et son fils, interné dans un hôpital psychiatrique, apparaît à certains égards comme une valeur transgressive, le désordre étant seul à même de détruire le carcan rigide que finit par symboliser le chalet et tout ce qu’il abrite : l’enfermement de la mère et l’hypocrisie du père, la première renonçant à une histoire d’amour pour « tenir son rôle » (132) de femme et de mère dans le theatrum mundi, le second s’avérant moins porté sur la morale dès lors qu’il évoque les jambes et « la bouche à pipe » de Sabrina, sa « célope » (84) de secrétaire. Le lecteur appréciera l’humour avec lequel la narration cherche à restituer le point de vue naïf de l’enfance sur les secrets surpris, la petite Virginie comprenant qu’elle ne devra « jamais dire l’histoire de papa et de la dame toute nue » (85). Bref, sous la surface des apparences, la morale sociale et familiale s’effrite et fragilise les fondements de l’héritage, sa légitimité à fonder l’ordre familial et, par extension, l’ordre social. C’est bien la raison pour laquelle le paroxysme du récit s’organise autour de l’épisode de l’incendie.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, le feu destructeur est associé à une libération à l’égard des structures figées du passé. C’est « la fin d’un monde » (241) qui finit par être célébrée, y compris par Dominique, obsédée par la maîtrise ainsi que le contrôle des autres et d’elle-même. L’aînée parvient à lâcher prise, à se déprendre de la voix des morts qui lui souffle de tout garder, de se cramponner au moindre souvenir. Le feu de l’incendie fait ainsi table rase et ouvre le champ du possible, et notamment celui de l’expérience esthétique et littéraire, figurée par l’ébahissement émerveillé d’Isabelle devant la subtile colorimétrie des flammes. Certes, il détruit sa bibliothèque, mais on pourrait dire qu’il ouvre la possibilité d’un geste de création propre, les livres de l’enfance symbolisant, eux aussi, une forme de tradition qu’il ne peut être question de seulement répéter. En ce qui concerne Madeleine, la cadette, l’incendie apparaît comme un « feu de joie » associé aux « fêtes païennes » (159). Ce qui se trouve désigné ainsi, dans ce fantasme régressif, c’est une manière de faire société antérieure à la civilisation occidentale, empreinte de culpabilité judéo-chrétienne. Quant à Virginie, déjà libre, c’est sans doute elle qui a mis le feu. Du moins, c’est ce que soupçonnera Dominique.

Sur le plan formel, l’écriture est à la fois souple, rythmée et efficace, mais ce sont surtout l’humour et les allusions habiles à différents genres littéraires (polar, comédie, fantasy, conte, mélodrame, etc.) qui confèrent son charme et rehaussent la saveur du récit. La problématique de l’héritage engage un ensemble de questions qui sont aussi littéraires. Il semble que l’autrice en déclinant de manière intelligente les registres, les tonalités et les horizons d’attente, en appelle à un rapport d’appropriation créatrice et ludique à l’égard du patrimoine littéraire. On relèvera en particulier les délectables ruptures de ton, notamment dans les différents épisodes tournant autour des inséparables de Madeleine. De la satire du sentimentalisme kitsch contrastant avec l’indifférence des oiseaux domestiques à la représentation macabre de leur mort dans le roulement impitoyable de la machine à laver et du sèche-linge (un meurtre à résoudre ?), la cruauté gratuite de la narration provoquera la gaîté des immoralistes. 

Riche en recoins subtiles, généreux en clins d’œil amusants, le roman déploie toute une palette littéraire pour traiter de la difficile question de l’héritage. Faut-il s’accrocher au passé, faire preuve de déférence à l’égard de la tradition et s’inscrire dans un ordre ? Ou faut-il au contraire, comme le propose le roman, acheminer le deuil et accepter la perte afin que l’oubli, force réparatrice, puisse laisser le champ libre au nouveau ? La réponse est dans la question, mais Isabelle, enivrée dans une suprême désorientation poétique, à la fin du roman, témoigne du fait que l’on emprunte le chemin de la création à ses risques et périls. Inventer vaut mieux, assurément, mais cela implique d’accepter l’instabilité de la crise, l’errance dans la forêt et dans la nuit. 

Vivien Poltier

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