Saisir la Modernité

Jérôme Meizoz, Absolument modernes !, Genève, Zoé, 2019.

Absolument modernes ! serait-il Les Années de Jérôme Meizoz ? Pourquoi cette comparaison ? Parce qu’affleure, dans les « Chroniques » de l’écrivain suisse romand, une même tentative de reconstituer archéologiquement les strates de la profondeur temporelle et historique qui constituent notre présent. Mais la comparaison avec Annie Ernaux – ou celle qu’on pourrait faire avec François Bon ou encore avec les quelques auteurs et autrices nommément cités dans les remerciements – serait injuste et inutile si elle visait à réduire la plume de Meizoz en la plaquant sur les ailes de ses contemporains.

Non, pas un copieur. En revanche, il n’est pas absurde d’affirmer qu’il partage avec ses contemporains un horizon problématique commun, des préoccupations thématiques, un certain nombre de questionnements, mais aussi de doutes quant à la tâche littéraire : « À quoi bon cette chronique ? […] Pour mémoire, dresser quand même une liste des choses publiques. Envers et contre tout. Mais à quoi bon ? » (133). Pourtant, figuré dans les mêmes pages comme la fable autofictionnelle d’un retour ascétique à la nature, le désengagement – c’est-à-dire partir à la montagne et « ne jamais revenir. Séjourner définitivement sur les hauteurs, parcourir les étendues de roches et de mousses » (131) – apparaît comme un rêve. 

Or, le rêve est frère à la fois du fantasme onirique et de l’idéal – voire, osons-le mot : de l’utopie, lieu d’épanouissement suprême où tout ne serait, sous la baguette de « Fée Minimum » que « joie, jeu, jardin ou jouissance » (118), l’hédonisme et la décroissance économique parvenant à faire trembler le travail, à diminuer la production, à faire plier les « Oligarques » qui ne parleront plus de croissance. Le fantasme littéraire apparaît fugitivement comme figuration d’un autre monde, où la nature refait son lit sur les cendres de l’idole du travail.

C’est peut-être bien pour cette raison que le livre réussit son envoûtement. Il pose de vrais problèmes, affronte les apories du temps présent, habite le lieu de notre commune incertitude quant à l’avenir. Le Croissance capitaliste, la Technique à son service, la Consommation et le rétrécissement existentiel lié au règne planétaire de la Marchandise, est-ce ça qu’on appelle la marche du Progrès ? Cette Modernité n’est-elle pas à son tour une idole, un sacré faisant pâle figure à côté de l’impératif poétique formulé, il y a plus d’un siècle, par Arthur Rimbaud ? L’âpre débat intérieur – ce que le narrateur qualifie de « théâtre dans [s]a tête » (62) – débouche sur l’aveu incertain de celui qui semble encore vouloir – selon une locution un peu démodée – changer le monde ou, au choix, la vie. Il ne sait pas. On ne sait pas.

Partant, il reste la rigueur du travail intellectuel, l’effort créateur de la symbolisation, la littérature comme terre de réflexion et d’invention, comme « lieu privilégié de convergence des disciplines »[1], pour reprendre une formule de Dominique Viart. Le travail littéraire sur la forme préside à l’émergence d’un site propre à l’épanouissement de la multiplicité :  récit de filiation, récits de la Création, portraits, satires poétiques, documentation historique et mnésique de la lignée, de la contrée (le Valais natal de l’auteur) et de l’existence personnelle, citations d’écrivains et de penseurs. Le livre de Jérôme Meizoz tient de l’esthétique du collage comme synthèse de l’hétérogénéité, mais il suggère aussi le collement du souffle littéraire au regard du sociologue et chercheur en littérature.

Comment dire les vérités du temps présent ? Nul ne le sait. Mais on ressort du livre de Meizoz avec le sentiment qu’il tient une trace. Si le magistère de l’écrivain public a parfois l’apparence désespérante d’une annexe au sein d’un État-providence en ruine, il est impossible de nier la pertinence de la question de départ : « Quelque chose s’est brisé. Mais quand ? » (8). C’est que les « années de promesse » (Ibid.) – ces Trente Insouciantes qu’on a qualifiées, à tort, de Glorieuses – n’ont pas tenu ce qu’elles avaient promis.

Comment vivre et écrire paisiblement, comme si de rien n’était ? En tous cas, Jérôme Fracasse, le narrateur, dort mal ; il souffre d’insomnies. Comment vivre, en effet, comme si de rien n’était, alors que le mirage libéral de la croissance indéfinie (mauvais augure associé au croassement d’un corbeau) continue à détruire les êtres humains les plus vulnérables et la nature ? Comment dormir sur ses deux oreilles quand les symptômes se font insistants ?

Si le symptôme est, d’après Slavoj ​​Žižek, « l’élément particulier qui subvertit sa propre fondation universelle »[2], on pourrait dire que Jérôme Meizoz travaille les symptômes de notre incertitude contemporaine, c’est-à-dire de tout ce qui fissure le mythe d’un Progrès alliant technologie et croissance. Car si le contenu réel du « progrès » implique de facto une exploitation destructrice de la nature, l’extinction d’espèces animales par millions et la captation des richesses aux mains de quelques-uns, on est en droit de s’interroger sur la pertinence du mot : la prétention qu’il porte est contredite par ce qu’il fait.

Quand, alors, ce « quelque chose » initial s’est-il brisé ? Au début de « la révolution conservatrice » néolibérale décrite par Pierre Bourdieu dans ses Contrefeux ? Dès l’avènement du capitalisme industriel, au XIXe siècle, où débute la Grande Accélération qui poursuit aveuglément sa fuite effrénée vers l’inquiétant mur énergétique ? Quand ? On ne sait, mais poser la question, c’est y penser.

Et Dieu, alors, pourrait-il venir à la rescousse ? Car, dans Absolument modernes !, Dieu n’est pas mort. Il suit, en téléspectateur distant et disloqué, les évolutions du monde auquel il ne peut rien. Il n’y a ni création continuée – comme chez Descartes –, ni validation continuelle du meilleur des mondes possibles – comme chez Leibniz. Dieu n’a même plus la consistance d’un Candide qui, au moins, s’efforcerait d’y croire envers et contre tout. Il semble bien que les femmes et les hommes de notre siècle devront régler les choses sans lui. Cependant, la persistance d’un Dieu, même absent, semble mettre sur la table l’actualité du problème de la croyance. Peut-on ne croire en rien, n’avoir aucune conviction ? Le nihilisme cynique n’a-t-il pas déjà montré son insuffisance foncière ? Dieu ne changera pas le monde, mais le fait qu’il demeure, ainsi qu’un père pénard au-dessus des Alpes, indique la possibilité d’un sacré, qui nous permettrait peut-être de dépasser notre condition d’homo economicus. C’est une des manières dont on peut comprendre le surgissement de la théologie, sarcastique et douce-amère, de Jérôme Meizoz.

Vivien Poltier


[1] Dominique Viart, « Écrire le travail. Vers une sociologisation du roman contemporain ? » in Écrire le présent, G. Rubino, D. Viart (dir.), Paris, Armand Colin, 2013, pp. 133-156.

[2] Slavoj ​​Žižek, The Sublime Object of Ideology, Londres, Verso, 1989.

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