Permanence de la violence

Sa préférée, Sarah Jollien-Fardel, Paris, Sabine Wespieser éditeur, 2022

La violence est un langage qui, une fois appris, ne s’oublie pas et tend à ressurgir. Lorsqu’elle est subie se pose avant tout la question de la survie : comment y échapper ? Pourtant, une fois le danger physique écarté, que reste-t-il ? 

Sa préférée, premier roman de Sarah Jollien-Fardel, explore précisément ces questions-là. La narratrice, Jeanne, a grandi dans un petit village valaisan avec un père extrêmement violent et abusif. Pendant son enfance, elle apprend à identifier les prémices des dévastatrices colères paternelles. Ces dernières explosent sous n’importe quels prétextes et s’abattent sur les trois membres de la famille : Claire, la mère, la sœur Emma, et Jeanne. Surtout, malgré les indices physiques que laissent ces tornades, cette dernière est confrontée au silence et à l’inaction des adultes autour d’elle : les voisins, qui entendent les cris et devinent les bleus ou encore le médecin du village qui, une fois, est appelé après une dérouillée particulièrement violente. Malgré les déclarations de la petite fille « c’est mon père qui m’a tapée » (22), il choisit de ne rien faire, comme s’il n’avait rien entendu. Jeanne décide alors fermement d’échapper à la situation coûte que coûte, et toute son énergie est consacrée à ce but. Refusant la soumission inerte qu’elle méprise chez sa mère et sa sœur, elle puise dans sa rage la force de s’en sortir. 

Grâce à la complicité d’une institutrice, elle fait ses études secondaires à l’internat puis quitte les montagnes valaisannes pour les rives du Léman et l’université de Lausanne, « pas par ambition. Pour m’échapper. Par chance il n’y avait pas d’université dans mon canton. Je pouvais ainsi mettre encore plus de distance avec ma famille. » (37) Rageuse, sombre, cynique et désabusée, Jeanne coup les ponts, pour un temps, avec sa famille, après le suicide d’Emma, qui venait de lui révéler qu’elle avait été violée par leur père, parce qu’elle était « sa préférée ». 

Le roman apparaît au début comme le récit de l’émancipation de Jeanne. Avec la distance, la jeune fille se fait des amis, apprend à échanger avec autrui et cherche partout la preuve que son identité ne dépend pas de la dureté de son milieu familial, et qu’elle s’est extraite des griffes du père, auquel elle craint de ressembler. Le paysage lémanique, par opposition aux montagne de son enfance, symbolise cette ouverture : « Si j’aime tant Lausanne, c’est d’abord par lui, le lac Léman. […] Les gens, les bâtisses ne ressemblent en rien à mon environnement. Tout est plus riche. En tout. » (39) D’abord enragée, ainsi qu’elle le dit elle-même : « j’étais en guerre. Depuis toujours. Pour toujours » (37), la jeune femme se laisse petit à petit apprivoiser.

Une fois le père fui, elle découvre son attirance pour les femmes et entame une relation avec Charlotte, issue d’une famille bourgeoise, dont l’élégance et la grâce maîtrisée fascine la narratrice. Pourtant, le contact avec celle-ci fait émerger de nouvelles formes de violence. La première, sociale, provient évidemment de la confrontation des milieux des deux femmes et, surtout de l’incompréhension de Charlotte face à la situation de Jeanne. La seconde s’opère selon un schéma de relation toxique bien connu où, au fil des frustrations et des tensions fragilisant le couple, Jeanne recourt à la violence contre Charlotte en reproduisant les actes et le comportement de son père. 

De fait, l’ombre du père et le poids de sa violence initiale – originelle – pèse sur les relations ainsi que sur les actions de la narratrice, et les effets de cette enfance sur le qui-vive se manifestent tout au long de sa vie. Pourtant, Jeanne connaît des moments de répit. Elle rencontre Marine, qui devient sa compagne pour de nombreuses années. D’autres amitiés émaillent son quotidien, comme celle avec Delphine, valaisanne, qui lui apprend à aimer son territoire d’origine, d’abord associé exclusivement à la violence et à la peur. Peu d’hommes sont mentionnés, mais Paul, un collègue de travail, occupe une place importante dans le réseau que tisse Jeanne. 

Un très émouvant portrait de la mère, que Jeanne visite régulièrement, se constitue en filigrane. Claire vit aux côtés de ce mari violent, qu’elle semble n’avoir jamais aimé, « sans idée qu’une autre vie était possible ». Les sentiments éprouvés par Jeanne à son égard sont complexes : ils passent du mépris à la reconnaissance, de la pitié à la culpabilité. Plusieurs fois elle tente de la faire venir à Lausanne et, lorsque Claire meurt dans un accident, le deuil que porte Jeanne fait écho à celui suivant le décès de sa sœur et l’injustice de ces deux vies soumises et blessées s’ajoute à sa colère.

Le roman s’attache à décortiquer les mécanismes de la violence ainsi que ses effets sur plusieurs personnages. Le texte regorge de mentions d’épisodes parfois durs à lire où apparaît la cruauté retorse du père. Suscités par association de pensée, ces souvenirs hantent la narratrice et le fait qu’ils surgissent toujours à la suite d’autres évènements témoigne à la fois de leur indicibilité et de leur permanence. C’est d’ailleurs dans la description de celle-ci que réside l’une des forces du roman: si Jeanne a pu s’éloigner des poings et des insultes de son père et commencer une vie d’adulte plus apaisée, l’amour qu’elle porte à sa mère et les traumatismes suscités par la violence la ramène sans cesse à son enfance. Malgré la tendresse de Marine, les amitiés saines qu’elle entretient ou encore la thérapie entamée avec un psychologue qu’elle voit très régulièrement, et alors que la question de la résilience se pose, Jeanne refuse absolument toute possibilité de pardon. La rage qui avait été le moteur de sa survie lors de son adolescence devient alors l’embrayeur du délitement de tout ce qu’elle avait construit. 

Dans une langue dure, Sarah Jollien-Fardel exprime avec force la violence, dépourvue  de sens et dévastant tout sur son passage, en dressant le portrait d’une héroïne sans concessions, tour à tour attachante et cruelle et faisant preuve de lucidité sur les mécanismes et blessures régissant sa vie.  

Ami Lou Parsons

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