Températures anormales

Roland Buti, Le Milieu de l’horizon, Chêne-Bourg, Zoé, coll. Poche, 2016 [2013.] 

« C’était au mois de juin de l’année 1976. C’était le début des grandes vacances de mes treize ans. C’était l’année de la sécheresse. » (9) L’incipit du Milieu de l’horizon du lausannois Roland Buti annonce par ces trois phrases à présentatif la couleur de son livre : un concentré de jaune délavé, pâle, celui des champs de maïs qui ont brûlé, du ciel qui n’en finit pas de rougeoyer, d’un soleil qui semble ne jamais vouloir s’apaiser, d’êtres humains éreintés et d’animaux non-humains presque morts, en-dessous, qui tentent de survivre. À sa sortie en 2013, ce roman a été salué par la critique et couronné de plusieurs prix littéraires ; à raison, semble-t-il, car dix ans plus tard, le texte gagne encore en résonance, avec dans la mémoire des lecteur·rice·s les dernières canicules, en 2015, 2019 ou même 2022. Le texte de Roland Buti prend la sécheresse comme toile de fond, mais aussi comme catalyseur du récit : sous la pression énorme du soleil, la vie familiale du jeune narrateur, Gus, va se déliter, puis imploser, à mesure que la chaleur fait éclater les poches de violence soigneusement contenues à température normale. L’événement est annoncé comme cataclysmique : « Certains disaient que le soleil s’était soudain rapproché de la Terre ; d’autres disaient que la Terre avait changé d’axe et que c’était elle qui, au contraire, était attirée par le soleil. Je pensais que cette chaleur était causée par un astéroïde tombé non loin de chez nous, par un gros corps céleste constitué d’un métal inconnu dégageant des vapeurs toxiques invisibles. » (10) Cette donnée fondamentale rappelle le procédé narratif utilisé par Charles-Ferdinand Ramuz dans Présence de la mort (1922) où l’écrivain vaudois aborde la thématique de la fin du monde en montrant l’effet d’une catastrophe sur le petit monde de la Riviera vaudoise : à cause d’un accident de gravité, le soleil se rapproche inexorablement de la Terre, menaçant l’existence humaine. 

Mais la comparaison s’arrête là : si Ramuz désire montrer le délitement de toutes relations humaines à l’échelle de la société suisse confrontée à une catastrophe, Buti s’arrête à une constellation familiale particulière, celle de Gus, fils cadet d’un couple de paysans dont la survie financière est gravement menacée par les conditions caniculaires. Gus n’a rien à faire, à part aider son père puisque l’école est finie ; il passe le plus clair de son temps avec Rudy, l’aide de la ferme, un jeune homme en situation de handicap, une colombe blanche qu’il découvre par hasard, et à parcourir la campagne avec Bagatelle, la vieille jument arthritique de son grand-père, excentrique vieux paysan à la retraite, quand il ne fait pas ses premières expériences sexuelles avec Mado, une jeune fille du coin. 

Roland Buti dépeint avec une immense sensibilité le partage des tâches selon les rôles de genre, inscrit profondément dans le monde paysan qu’il décrit sans idéalisation (là encore, un point qui l’éloigne de Ramuz et de sa métaphysique paysanne) : il y a d’un côté la mère, objet d’une fascination incompréhensible pour son fils et prisonnière d’une vie « étriquée » (31), « en permanence occupée à une multitude de tâches accaparantes qui devaient l’empêcher de trop désespérer » (31), comptabilité et cuisine, avec la sœur Léa, d’une grande beauté, qui ne vise qu’à s’échapper de ce trou brûlé en pratiquant assidûment le violon tout en évitant tout contact avec le monde de la ferme. De l’autre, Rudy, Gus et le père reproduisent la litanie de gestes nécessaires à l’évitement de la catastrophe qui menace l’exploitation agricole. Cette dernière a été complétée par un élevage industriel de poules, mais la canicule n’engendre qu’une récolte de cadavres. Dans les mots mêmes du narrateur, l’équilibre ne tient qu’à un fil et les personnages ne communiquent plus : « J’appartenais à cette maison fragile. J’appartenais à cette maison dans laquelle chacun se débattait dans son petit espace clos. » (69) C’est l’arrivée d’un nouveau personnage qui va provoquer un basculement irrémédiable, une fin du monde pensée ici comme une fin de l’enfance. Dans une petite voiture débarque du village d’à côté Cécile, une employée des postes qui se présente d’emblée comme « la copine de [sa] maman » à Gus, qui, troublé par sa féminité, s’en méfie instantanément – incarne-t-elle pour lui un corps étranger dégageant des vapeurs toxiques ? 

Quoi qu’il en soit, le génie de ce texte est de montrer, du point de vue du narrateur terrifié par l’intensité du drame familial qui se dessine, une romance lesbienne entre Cécile et la mère du narrateur qui se glisse dans le quotidien familial, et d’un même mouvement l’incompréhension violente des hommes de l’entourage face à cette nouvelle donne. Une rage sourde qui ne peut s’exprimer autrement que par les coups : impossible de parler, de montrer sa faiblesse, d’exprimer la tristesse autrement que par un moment de « grâce virile » (148), agression, bagarre ou cuite. Bien que la focalisation soit majoritairement interne au personnage de Gus, l’empathie qui exsude de son regard empêche toute lecture manichéenne de la situation : les conditions de vie du couple, de la famille, de la ferme, de la Terre même, tout est pris dans une incertitude profonde que seul un énorme orage pourra balayer. Métaphore du passage à l’adolescence, hommage à la difficulté de la vie des paysans dans les campagnes, le tout dans une langue qui met sur le même plan les animaux humains, non-humains et les paysages. Magique.  

Valentine Bovey

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