L’épopée du vivant
Compte-rendu de: La folle Avoine, Le cri du geai. Espaces sous occupations sensibles, Lausanne, art&fiction, coll. Pacific//Terrain, 2024.
Sorti à l’été 2024 chez art&fiction, Le cri du geai est le troisième ouvrage publié dans la jeune collection Pacific//Terrain, qui invite les artistes à mettre en récit leurs recherches documentaires ou leurs expérimentations. En l’occurrence, ce volume est issu du travail de Master réalisé à l’École de design et Haute école d’art du Valais (ÉDHÉA) par La folle Avoine, « entité artistique et sensible » derrière laquelle se tient l’autrice valaisanne Pauline Ammann. Le projet initial, dont le livre relate une partie de la genèse, s’articule autour d’une installation conçue au cœur de la ville de Neuchâtel. Intriguée par une place pavée couverte de fientes, La folle Avoine découvre que des piques anti-pigeons disposées tout autour contraignent les malheureux volatiles à s’amasser sur les branches du seul arbre de la rue. Elle décide alors de renverser la logique en faisant retirer le mobilier urbain et les pavés de la place, afin de permettre aux oiseaux d’occuper librement le lieu. Ce sont donc ces démarches que Le cri du geai met en scène en intégrant de multiples supports, de la correspondance avec les autorités aux articles de journaux, des vers libres aux photographies personnelles, en passant par quelques citations qui explicitent le cadre de réflexion politique, féministe et révolutionnaire, de l’autrice (Louise Michel, Grace Paley, Walter Benjamin…).
Si le livre prolonge et commente les travaux artistiques de La folle Avoine, en questionnant à leur suite le concept d’espace public et les dynamiques de pouvoir qui s’y jouent, il fait en réalité bien plus que cela. Loin de s’en tenir au simple compte rendu d’un projet, par ailleurs passionnant mais qui ne trouve son véritable sens qu’au sein de l’aménagement urbain, Le cri du geai s’impose comme une véritable proposition littéraire. Dès la première page, un avis à l’« animal humain francophone lettré » (beaucoup plus amusant et inclusif que le classique « avis au lecteur »), contient une suggestion qui fait mouche : « L’ouvrage que vous tenez entre / les mains a été conçu dans un but / expérimental et poétique. / Il n’a pas su être maîtrisé […] Peut-être sera-t-il lu comme / une épopée. Je ne sais pas » (7). Si le livre apparaît bien plus structuré que ce que l’autrice veut bien admettre – on pourrait d’ailleurs questionner la pertinence du chapitrage –, il se laisse effectivement découvrir comme un récit d’aventures épique et ludique. Seulement, ici, le cadre n’est pas celui de quelque civilisation antique mais bien le système administratif suisse. La menace à défier s’incarne dans les statues de personnages problématiques, « les vitrines des grandes firmes » et « les affiches publicitaires » (63) et les alliés, modestes mais d’un précieux secours, ne sont autres que « les pigeons [qui] ont parlé entre eux » (34) pour organiser la résistance, le chien Kontiki, une souris qui « disparaî[t] dans les herbes mouillées » (70), ou encore la pluie qui tombe « sur tous les bûchers » (83).
Entre les mailles de ce réseau de motifs qui prolifèrent contre l’immobilité, l’autrice s’interroge également sur sa place et son impact en tant qu’artiste citoyenne : « Moi, Suisse, privilégiée… / Aucun sens ! » (107). Si l’entité « La folle Avoine » lui sert à ausculter sa démarche avec une certaine distance, en utilisant la troisième personne, elle n’hésite pas non plus à dire son embarras lorsqu’elle sent ressurgir son identité civile derrière une écriture qu’elle voudrait collective : « Il y a quelque chose qui m’embarrasse et… / Je… / Non, pas je ! / Toujours je… » (106). Jouant avec les subjectivités autant qu’avec les polices de caractères (quatre au total), La folle Avoine grandit comme une plante vivace à travers les supports et les matériaux qu’elle rassemble. Parmi les projets artistiques qui se montent et les humains qui se rencontrent, on assiste donc, dans le cours d’un livre qui se balance entre le politique et l’infime, à la formation d’une (id)entité poétique singulière. Au bout du compte, c’est dans les dernières pages qu’Avoine parvient à éclore pleinement, lorsqu’elle se laisse disparaître derrière le vivant à la faveur d’une exaltation du mouvement migratoire, « notre force […] la plus puissante » (120), en quelques vers conclusifs qui se dégustent comme « une dernière bouchée de céréales » (104).
Vincent Annen