Un oncle d’encre

Rebecca Gisler, D’oncle, Verdier, coll. « Chaoïd », 2021.

Publié chez Verdier en 2021, D’oncle est le premier roman de la Zurichoise Rebecca Gisler, née en 1991. Ce récit court et fluide s’appuie sur la rencontre entre l’allemand, la langue dans laquelle l’autrice affirme se sentir la plus à l’aise et le français, dans lequel elle a commencé à écrire lors de sa formation à l’Institut littéraire de Bienne. De fait, c’est avant tout d’un goût prononcé pour les mots, pour les tournures de phrases, pour la syntaxe et ses bizarreries dont témoigne ce texte plein d’audace, tout entier articulé autour d’une figure singulière : l’oncle de la narratrice, avec lequel elle vit, en compagnie de son frère, dans un hameau au bord de la mer. Cet étrange personnage à l’abdomen « tellement gros qu’il a l’air séparé du reste de son corps » (13), sur le crâne duquel « pousse ce qu’il est d’usage d’appeler un poireau » (16) et vêtu de « vieux joggings usés par un mode de vie pas franchement sportif » (35) constitue un véritable objet de fascination pour sa nièce. C’est pourquoi elle décrit avec une précision naturaliste son hygiène de vie déplorable – il ne se lave qu’une fois par semaine, au mieux –, sa santé vacillante – qu’il explique par le fait qu’il « n’aime ni les docteurs, ni les dentistes, et qu’il [a] toujours trop de tension lors de ce genre de rendez-vous » (79-80) et ses étonnantes habitudes : lorsqu’il ne dévore pas une omelette « en grognant, en gémissant, en émettant des petits râles de satisfaction » (15), il reste enfermé dans sa chambre en compagnie de fantômes qu’il ne craint aucunement : « au contraire, il les adore, il les écoute, il les observe et il les salue au passage » (56). De temps à autre, l’oncle se promène dans son jardin, dans lequel il s’adonne au tir à l’arc ou à l’installation de pièges à taupes, aux aurores, « sous le regard interloqué des premières mouettes » (22).

Le roman construit ainsi cet oncle comme un personnage de l’entre-deux, à la fois repoussant et profondément touchant, qui échappe à toute définition précise. Ce protagoniste aux multiples facettes constitue de fait la matrice d’un univers qui, lui aussi, repose sur le mélange. Sous la plume de Rebecca Gisler se côtoient l’humain et l’animal – l’oncle se situe au croisement de ces catégories : il est notamment comparé à un « bernard-l’ermite » (49), et son ventre à « un animal qui serait posé sur ses genoux » (13), –, l’animé et l’inanimé – les objets qui l’entourent sont en quelque sorte constitutifs de sa personne, de son pendule grâce auquel il « pratiqu[e] la radiesthésie » (23) à ses jumelles, « une paire de qualité supérieure prélevée sur son paquetage militaire » (49)  –, ou encore le bas corporel et le poétique – comme en témoigne un surprenant incipit où la narratrice évoque une nuit durant laquelle l’oncle s’est « échappé par le trou des toilettes » (11). 

L’oncle apparaît ainsi comme une figure fondamentalement littéraire, qui sert d’embrayeur à la construction du récit, à l’élaboration de descriptions entomologiques, ou encore à l’invention d’images fantaisistes et de jeux langagiers inédits. C’est uniquement par la langue que l’oncle peut exister dans toute son étrangeté, une langue propre à Rebecca Gisler, au style à la fois rigoureux et d’une extrême liberté. Sur un ton faussement naïf, l’autrice déroule de longues phrases qui usent volontiers de conjonctions de coordination pour articuler entre elles diverses descriptions, réflexions ou considérations sur l’oncle et son univers. Les répétitions sont aussi légion, dans une volonté de rappeler le regard enfantin posé par la narratrice sur cet oncle, mais également d’insister sur le poids des mots utilisés pour le décrire, au niveau du signifié comme à celui du signifiant. Le foisonnement d’images amusantes et de situations absurdes rappelle parfois les audaces de Boris Vian. L’ambiance, quant à elle, fait écho à celle de certains romans de Kafka – la narratrice cite d’ailleurs explicitement la nouvelle Le Souci du père de famille de l’écrivain tchèque, dans laquelle est mise en scène une créature nommée Odratek, qu’elle compare aux objets inutiles qui couvrent les rayons du supermarché du village dont l’oncle est friand (53). Mais malgré ces références plus ou moins explicites, la romancière déroule au fil des pages un style unique, qui ne ressemble à aucun autre, dans lequel se sent nettement l’influence de deux langues, le français et l’allemand, qu’elle maîtrise et qui se répondent.

En « traduisant » l’oncle pour lui offrir une existence littéraire, la narratrice pose un regard subtil sur l’être humain dans tout ce qu’il peut avoir de beau et de touchant, mais aussi de bas et de répugnant. Elle propose aussi une réflexion sur une famille – celle que forment l’oncle, la narratrice, son frère et leurs proches –, et questionne en creux une société et ses normes, auxquelles le protagoniste refuse farouchement de se plier. Aucun jugement n’est porté sur l’oncle : la narratrice semble au contraire toujours prendre son parti pour tisser un plaidoyer en faveur de l’imaginaire et de la fantaisie, valeurs qu’incarne pleinement cet être d’encre et de papier.

Noé Maggetti

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