Play it, Michel, for old time sake

Michel Layaz, Les Vies de Chevrolet, Genève, Zoé, 2021.

Il y a d’abord, en ouverture, le signifiant connu de tous : « Che-vro-let ! Che-vro-let ! ». Le signifiant est scandé, transparent et opaque à la fois. C’est qu’il y a un homme derrière le nom propre, une existence méconnue derrière la marque de voiture désormais atemporelle, immortalisée par le règne de l’ère publicitaire. Or, il se pourrait bien que l’homme cache à son tour un roman, ou du moins une existence romanesque aussi riche en péripéties qu’en accidents de voiture. C’est cette histoire que Michel Layaz raconte dans son dernier livre.

Mais la vie du protagoniste est aussi faite de nombreuses bifurcations. À l’instar d’un bolide sur une piste de course, le récit avance à toute vitesse. En vingt-sept chapitres brefs, la biographie du protagoniste défile sous les yeux du lecteur : mécanicien de village, contremaître dans une usine parisienne, chauffeur privé d’une grande fortune, pilote de course téméraire, concepteur automobile, mari évanescent, homme d’affaire exalté, père inquiet, de l’enfance à la mort, il semble bien que Louis Chevrolet ait vécu plusieurs vies, qui se chevauchent, effrénées, entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, accompagnant la croissance de la tonitruante industrie automobile.

Dans cette « chevauchée moderne » (88), c’est l’enthousiasme qui prédomine. Louis Chevrolet est un entrepreneur infatigable qui n’abandonne jamais, dans le sport automobile comme dans les affaires. Pourtant, le héros de Michel Layaz affiche sa distance à l’égard de l’oligarchie culturelle et financière – Louis ne sera jamais « un Monsieur » (76) et traînera, par-dessus le marché, des problèmes d’argent malgré sa célébrité. Il partage néanmoins avec la bourgeoisie d’affaire le culte d’un entreprenariat porteur de toutes les audaces et de toutes les innovations : « La vie dangereuse, c’est la vie » (17).

Ce goût pour le risque rappelle le mythe du self-made-man, c’est-à-dire celui de l’homme qui tient en l’air par la seule force de sa volonté et de son mérite individuel. Cependant, les traits de cette vie risquée et intense ne relèvent pas uniquement des stratégies d’investissement dans le secteur automobile. L’exaltation de la vie s’exprime dans le destin et les dispositions romanesques du héros lui-même. En d’autres termes, si Louis Chevrolet était un pur homo economicus, un agent rationnel maximisateur de son utilité, il n’aurait rien de cette étincelle excessive qui le conduit à la victoire parfois, mais le plus souvent à la défaite, notamment dans les courses automobiles qui se soldent régulièrement par des carambolages.

Self-made-man, peut-être. Mais seulement jusqu’à un certain point. Contrairement aux bâtisseurs d’empire, le capitaine d’industrie Chevrolet ignore les eaux glacées du calcul égoïste. Il est aventureux et aventurier ; comme l’exprime le narrateur : « nullement un businessman » (107). Inventeur audacieux, pilote téméraire, casse-cou qui ne tient pas en place, l’entrepreneur est un joueur de casino. Il incarne la figure du visionnaire précisément en raison de son attitude sans cesse active et créatrice. C’est aussi cela qui fait la puissance romanesque de la trajectoire de Louis Chevrolet. La joie qu’il tire de l’existence provient de son activité acharnée et ininterrompue ; c’est le « gai travail » (115) qui se baigne à l’infinité des possibles, la face lumineuse du rêve américain et des roaring twenties, la générosité de l’effort, la débauche d’énergie, entre dépassement de soi, échec et nouvelle tentative de dépassement.

Au final, nulle idéalisation de cette phase de « destruction créatrice » liée à la croissance exponentielle du secteur automobile. Toutes les bonnes choses ont une fin. Or, en fin de course il ne reste à Louis Chevrolet ni gloire, ni fortune.  À l’issue de la lutte pour le monopole, il reste trois gros poissons : « Ford, Chrysler, General Motors » (119) qui ont avalé tous les autres, y compris le nom de Louis : Chevrolet appartient désormais à General Motors. La ruée vers l’or achevée, le fondateur de la marque finit comme « mécanicien chez Chevrolet » (119). Autre image de l’entrepreneur déçu, son frère Arthur finira par se suicider. Le fils meurt. La fin est sombre.

L’orée de la mort permet à Michel Layaz de revenir à l’un de ses thèmes récurrents : l’enfance. Ici, elle ressurgit au soir de la vie comme un paradis perdu, comme un souvenir suscitant la nostalgie, le sentiment du temps qui passe aussi.

Le livre se termine sur une sensation double et ambigüe. D’une part s’exprime une absence de regret quant à la vie vécue. D’autre part, une amertume semble demeurer. L’histoire de Louis Chevrolet est celle d’un homme qui meurt, oublié, dans l’ombre de son œuvre. Omniprésente dans la vie quotidienne, la Chevrolet est devenue « un classique » de l’automobile. Mais ce n’est pas l’homme qui est, suivant le mot d’Alain Viala, « classicisé », c’est l’œuvre où l’existence humaine ne résonne plus. De l’homme et de l’œuvre, il n’est resté que cette dernière : « Il y a eu Louis et il y aura Chevrolet » (126).

Vivien Poltier

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