Prix « Adresse Inconnue » 2017


Cette année aussi, le prix « Adresse Inconnue » a été décerné à deux projets : La Pièce, écriture et mise en scène par Grégory Thonney et Un Rein pour un Rien, court-métrage réalisé par Antoine Michel et Lawrence Zünd

Grégory Thonney, La Pièce

Le texte de La Pièce est publié par les Editions déchaînées des Maîtres de la Caverne. Si vous souhaitez l’acquérir, envoyez-nous un email!

Présentation de l’auteur

En possession d’un bachelor en français et informatique pour les sciences humaines, Grégory Thonney est actuellement étudiant en Master de français à l’université de Lausanne ainsi qu’assistant-étudiant au sein des Maîtres de la Caverne depuis l’automne 2013. Depuis son entrée à l’université, Grégory a toujours accompagné ses études de diverses créations encadrées par les Maîtres de la Caverne. Lors du Fécule 2013, il coécrit et joue une pièce avec Gil Terra qui se veut une réflexion sur l’influence de l’ethos en rhétorique (Futur de la guerre). Cette pièce est reprise en octobre 2013 lors du festival Point. Virgule,. Pour la saison 2013-2014, il joue dans le Café des voyageurs, mis en scène et écrit par Coline Ladetto, et, avec Stefano Torres, réalise un moyen-métrage sur le jeu de rôle sur table (Les Coups de dés). La pièce de Coline Ladetto sera reprise lors du Point. Virgule, 2014 ainsi que lors du festival Friscènes en octobre 2015. Cette expérience avec une metteuse en scène professionnelle sera déterminante pour Grégory qui en tirera une prise de conscience sur l’importance de l’émotion dans le jeu d’acteur. A la suite de cela, les créations de Grégory suivront deux axes principaux : le jeu de rôle et le théâtre. D’une part, il poursuit la découverte du potentiel du jeu rôle comme medium artistique (Vagabondage imaginaire, Quotidie) et, d’autre part, il participe à quelques autres projets de mise en scène (Le Journal intime de Don Juan, Socrate, dors-tu ?).

En 2016, Grégory ose prendre la plume seul et entreprend la rédaction de La Pièce, qu’il mettra ensuite en scène pour l’édition 2017 du Fécule. C’est pour cette dernière création qu’il participe à l’édition 2017 d' »Adresse Inconnue ».

Note d’intention

Dans le cadre du thème “jouer le savoir” des Maîtres de la Caverne pour la saison 2016-2017, j’ai voulu m’emparer de ce que Huizinga nomme “faux joueur” et “briseur de jeu” dans Homo Ludens pour l’appliquer à un contexte plus général que le jeu et mettre l’accent sur les souffrances et violences qui sont conséquences et causes de ces attitudes. Selon Huizinga, le faux joueur reconnaît le cercle magique (lieu où le jeu se passe) mais feint d’en suivre les règles : la figure du tricheur. Le briseur de jeu, par contre, nie le cercle magique et, de ce fait, met en danger l’existence de ce dernier.

La Pièce est un laboratoire. Elle me permet de mettre en relation des personnages aux idéaux contradictoires pour qui la vérité de l’autre constitue une menace ; le personnage de E vit dans une réalité qui ne lui convient pas, mais oser la questionner ou la changer est contribuer à briser le cercle magique de F, H et V. Lors de l’écriture, j’ai voulu mettre en avant les procédés de marchandage entre les personnages afin de réussir à maintenir le cercle magique. Ces procédés sont souvent de nature bienveillante, sans volonté de blesser ou de faire violence, mais il s’agit de souligner une violence inhérente à ce genre d’actions qui, bien qu’initiées avec les meilleurs sentiments, créent une forte coercition puisque leur but est de faire taire la volonté de l’autre à vouloir autre chose.

La Pièce n’est donc pas une comédie. Malgré une première couche comique, découlant d’un contraste entre deux registres, elle se brise peu à peu pour laisser transparaître les véritables enjeux. Les visages souriants des scènes de surjeu se crispent à mesure que les réalités grincent et le rire laisse place au malaise pendant que la fiction créée par les personnages fait naufrage. Lors du travail de mise en scène, beaucoup d’attention a été portée sur le jeu “en coulisse”, dans un registre réaliste. Il a été demandé aux acteurs une grande implication émotionnelle dans le but de “faire vrai” et d’être plus que de jouer ; ceci, aidé par le contraste avec le surjeu, contribue à donner au spectateur une illusion de réalisme, de vérité : en suspendant son incrédulité, le spectateur est le premier témoin de l’échec de la pièce.

Vous pouvez également lire « Lettre au créateur de LaPièce » qui est une critique du spectacle écrite par Nino Fournier !

Photos par http://www.kovacsphoto.pro/

 

 
Un Rein pour un Rien, Antoine Michel et Lawrence Zünd

Ce projet a été réalisé dans le cadre d’une collaboration entre la Prof. Rahel Kunz, enseignante en Sciences Politiques à l’UNIL et les Maîtres de la Caverne. Lors d’un séminaire intitulé Governing Globalisation, les étudiants ont été tenus de s’exprimer sur le sujet via un nouveau médium académique: l’audiovisuel. Un rein pour un rien s’est démarqué des nombreuses réalisations et a obtenu le prix « Adresse Inconnue ». 

Présentation des Etudiants

En tant qu’étudiants en Master de sciences politiques, il nous a été proposé de faire un court?métrage lié à la thématique du cours, la Régulation de la Mondialisation. Cette production a été une aventure ! Il s’agit en effet de la première fois que nous produisons un film et surtout que nous traduisons notre langage de sciences politiques, très conceptuel, en créant une histoire par des images qui puissent accrocher notre public.

Cette difficulté qui est de passer du support écrit au support visuel transparaît dans l’écriture de notre scénario, qui a été ébauché de manière concrète le 20 avril 2017, où on s’est fixé définitivement sur la forme du film, qui sera une série d’interviews. Avant cette date, le film était tout à fait englué dans un flou artistique. Nous avions originellement comme projet de réaliser une fiction avec des Lego. Les Lego devaient nous permettre de mettre en scène l’inscription du donneur dans le marché global, non plus comme une personne individuelle avec son histoire unique, mais comme un simple objet et de montrer visuellement la marchandisation des corps. Mais, après réflexion, nous avons décidé que le sujet ne se prêtait pas du tout à une mise en objet par des jouets… Trop légère et décalée, cette forme à été abandonnée au profit des faux entretiens, pour faire revenir les humains (leurs subjectivités et leurs rapports). C’était aussi une manière d’éviter le risque de considérer les reins uniquement en tant qu’objets.  

Dispositif de tournage

Présentation générale du film

Un rein pour rien est un film de fiction imitant la forme documentaire, basé néanmoins sur un vaste corpus d’enquêtes (journalistiques, documentaires, études scientifiques) sur la vente et l’achat d’organes. Nous avons choisi le cas particulier des reins, car c’est l’organe humain le plus demandé, celui qui fait l’objet de plus de greffes et qui est, dès lors, le plus sujet à différents trafics. Le film prend la forme d’un reportage intégrant différents acteurs de la greffe de reins globalisée. Il y a, en effet, un donneur (vendeur) et un receveur (acheteur) qui sont interviewés, ainsi qu’un entretien avec une personne connaissant spécialement le milieu dans lequel a lieu le trafic. Au final, les questions auxquelles ce film tente de répondre sont celles qui se sont posées au sein du cours : comment un objet (le rein ou son commerce) est globalisé et fait intervenir différents types d’acteurs, et comment ceux-­?ci vivent – au niveau local et individuel – certaines situations.

Le film commence à Lima au Pérou, avec une vue panoramique des bidonvilles. On fixe ainsi les décors de la partie sur le donneur de rein : l’indigence et la précarité. Nous n’avons pas voulu insister sur les symboles nationaux, ni sur les clichés auxquels on pourrait penser lorsque l’on parle du Pérou. Il s’agissait pour nous d’offrir une image, un support visuel qui permettrait au spectateur de se situer quelque part, peut-­?être avec un lieu familier, ou un lieu qu’il aurait visité ou qui s’en apparenterait. La vue du Pueblo Joven (bidonville) que nous avons choisie a pour caractéristique de ne rien montrer de plus que les baraquements de fortunes sur les collines désertiques, sans symboles nationaux, pas de drapeaux rouge-­?blanc-­?rouge (qui sont habituellement très présents dans le paysage péruvien) et qui pourraient rattacher l’image à un lieu. Pourquoi ? Parce que l’histoire aurait très bien pu se dérouler ailleurs sur le globe : dans une favélas brésilienne, dans une zone rural d’Anatolie ou d’Iraq, en Inde ou encore en périphérie urbaine d’une grande ville des États-­?Unis d’Amérique tel que Las Vegas.

Le film montre comment la pratique de la marchandisation des reins est mondialisée, c’est-­?à-­?dire qu’elle s’inscrit dans un contexte international, rendu possible par le phénomène de globalisation, ce qui signifie que pour comprendre ce trafic il faut s’intéresser tant au local qu’à l’international. Ce trafic s’explique alors par une tendance observable dans le monde entier, et faisant intervenir une chaîne d’acteurs d’horizons différents, tout en étant, aussi, ancrée dans certains contextes locaux. Cette nouvelle tendance, sur laquelle nous reviendrons plus loin, est liée à une modification de la relation à notre propre corps qu’il est désormais possible de retaper à volonté en fonction des goûts, des intérêts, mais aussi en fonction du porte-­?monnaie. Un objet de plus qu’il est possible de monnayer sur le  marché mondial, dans la lignée de l’idéologie néolibérale.

Arrêt sur image du court-métrage

Contextualisation

Lorsque nous nous sommes lancés dans ce projet, nous avons basé notre réflexion sur la question de la marchandisation du vivant. Inscrire les corps dans un rapport marchand semble être une constante des rapports de pouvoir dans nos sociétés, que ce soit dans les rapports entre capital et force de travail, dans le système féodal et ses serfs ou encore dans l’esclavagisme et dans la prostitution. Nous pourrions retracer une histoire de ces relations au corps et la faire débuter au confins de l’Histoire humaine si les sources écrites ne faisaient pas autant défaut.

Bref, nous voulions nous intéresser à des pratiques de marchandisation du vivant (humain) qui pourraient s’apparenter aux pratiques esclavagistes du XXIème siècle. La traite des blanches, la prostitution, le trafic d’enfants et leur exploitation, les utérus loués ou peut-­?être même la « chasse à l’homme » menée par les clubs sportifs internationaux afin d’obtenir des joueurs ou des coureurs prometteurs sont autant de marchandisations corporelles auxquelles nous aimerions que notre film fasse appel, du moins dans l’imaginaire des spectateurs.

Corps consommés

Lorsque nous parlons de marchandisation du corps, nous nous référons à sa commercialisation, que ce soit dans son entier ou en pièces détachées. Cette opération est rendue possible par un processus qui s’apparente au « biopouvoir » de Foucault où le corps doit être compris comme un objet soumis à des tensions et sur lequel agissent la société, ses institutions et les représentations dominantes(1). Dans une société néolibéraliste, vision du monde actuellement dominante, l’homo oeconomicus cherche à optimiser ses chances et à préserver ses intérêts. Une société régie par ces principes obéit aux lois de la concurrence et du marché, c’est?à?dire de l’offre et de la demande. Ces principes ne régissent pas uniquement nos rapports professionnels, ils se dispersent dans tous les aspects de notre vie donc également dans notre conception du corps et dans les façons d’en faire usage. Il en résulte une conception marchande du corps : le corps peut être vendu et acheté à un prix plus ou moins correct sans que ceci ne dérange outre mesure.C’est dans cette veine que Ruwen Ogien élabore sa conception du corps : nous considérons « les parties et les produits de notre corps non plus comme des choses quasiment sacrées, constitutives de notre identité, mais comme des objets aussi remplaçables qu’une table de cuisine ou une machine à laver » (2).   

Le corps est un objet de consommation soumit à une monétisation.

Une médecine marchande

 L’adoption de cette idéologie par la plupart des gouvernements cause une dérégulation commerciale globale et la privatisation d’une partie des services dont s’occupait jusqu’alors l’Etat providence.

Il en résulte un accroissement des inégalités sociales au sein de ces mêmes Etats entre gagnants et perdants de la globalisation, mais aussi l’instauration d’un rapport de force entre Nord et Sud. C’est dans ce cadre que se développe un tourisme médical rendu notamment possible par la diminution des prix des transports aériens. Les classes moyennes du Nord peuvent se permettre de se soigner dans les pays du Sud à moindre coût.

Ensuite, les progrès médicaux et pharmacologiques, permettant des interventions médicales impossibles dans le passé telles que les transplantations d’organes, mènent à une nouvelle demande sur ce marché mondialisé de la santé.Finalement, notons que la globalisation de ce marché est stimulée par un vieillissement des populations dans les pays industrialisés, nécessitant par conséquent davantage de soins médicaux.

Le marché des soins médicaux est en soi licite ou disons plutôt conforme à l’esprit de notre temps, puisque l’individu cherche à maximiser son intérêt et à préserver son capital. L’individu en quête de soin et d’avantage d’années de vie flirt avec l’illégalité lorsqu’il change de juridiction afin de pouvoir échapper au cadre règlementaire de son pays. La greffe d’organes est un exemple typique de cette légalité relative. En effet les pays industrialisés, touchés par un manque de donneurs, encadrent très précisément le don d’organes, limitant substantiellement l’accès aux soins aux personnes nécessitant une greffe. La globalisation permet à l’individu nécessiteux et désireux d’obtenir un organe dans un État où la règlementation encadrant le don d’organes offre une marge de manœuvre plus ample.

 

 

  1. Niewohner J., Kehr J., Vailly J. (2011). De la vie biologique à la vie sociale, approches sociologiques et anthropologiques. Paris, La Découverte.
  2. Ogien (2012). La « marchandisation du corps humain » : les incohérences et les usages réactionnaires d’une dénonciation. Raison publique. In: http://www.raison-publique.fr/article534.html