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Lettre au créateur de La Pièce, par Nino Fournier

Puis à un certain moment j’aurais bien voulu que les autres spectateurs cessent de rire…

Puis à un certain moment j’aurais bien voulu que les autres spectateurs cessent de rire…

Cher Grégory,

J’ai vu ta pièce intitulée sobrement La Pièce. J’avais bien compris d’après le titre qu’il y aurait une part de mise en abîme dans ta première création en tant qu’écrivain et metteur en scène, et je m’attendais à ce que le théâtre que j’allais voir parle dans une certaine mesure du théâtre lui-même. Je m’y attendais d’autant plus que souvent un jeune créateur trouve dans sa réflexion personnelle sur l’art qu’il pratique une base solide et intéressante pour ses premiers travaux.

H, E et F

Dans ce cas particulier, la question méta-théâtrale m’a intéressé et elle donne lieu à un travail d’acteurs remarquable. Toute La Pièce fonctionne en effet selon un principe d’alternance entre ce qui nous est donné comme étant La Pièce, c’est-à-dire la pièce dans la pièce, et les coulisses de cette pièce. Les acteurs jouent un double rôle, puisqu’ils sont tout à la fois acteurs « de premier degré » et acteurs pour la pièce dans la pièce. En plus d’un travail d’éclairage tout secondaire, c’est prioritairement par les changements dans le jeu des acteurs que le spectateur comprend l’alternance entre les deux représentations. Il faut donc saluer ces performances actoriales à leur juste mesure, puisque les acteurs de La Pièce portent la responsabilité de son fonctionnement sur leurs épaules. Il ne s’agit même pas encore de savoir s’ils jouent bien ou non (d’un point de vue critique ou esthétique), mais de comprendre qu’ils doivent bien jouer pour que la pièce puisse être seulement comprise !

Il y a donc dans La Pièce de la mise en abîme et du théâtre dans le théâtre et tout cela est très bien fait, très bien pris en charge par le metteur en scène et les acteurs.

Cependant, il y a dans cette pièce un aspect qui ne m’a pas seulement intéressé, mais qui m’a profondément touché. J’ai commencé à rire de ce qui était représenté, comme les autres spectateurs, car il y a une dimension comique indéniable dans ta création. On rit avec plaisir des tirades outrancières des acteurs et de leur double jeu, de leur hypocrisie et de leur vacuité de stéréotypes. Puis à un certain moment j’aurais bien voulu que les autres spectateurs cessent de rire, car La Pièce prend une dimension tragique. Finalement ce que tu nous montres, c’est la pression sociale (psychologique) d’un groupe sur l’individu qui veut le quitter, les forces terribles qui se lèvent pour l’empêcher de partir, motivées par l’incompréhension face à un désir qui change, qui peut changer, qui ose changer. Il ne faut pas vouloir partir : il faut vouloir continuer de manière absurde à répéter à l’infini les mêmes motifs et en tirer toujours le même plaisir, car le plaisir se trouve dans l’itération rassurante. Il y a un rebondissement émotionnel vers le milieu de ta pièce qui m’a fait ressentir tout cela d’un coup, et j’ai pris quelques jours à pouvoir comprendre ce que j’avais ressenti. C’est ce désir qui te monte à la gorge pendant la pièce de te lever et de crier au protagoniste : « Pars ! Cours ! Enfuis-toi ! », car si tu restes tu vas mourir : libère-toi pour survivre !

La Pièce comporte de ce point de vue une dimension assez abstraite, car elle parle à travers une situation précise de toutes les situations d’aliénation de l’humain, de l’aliénation elle-même, et de la peur d’assumer sa liberté fondamentale. C’était la bonne idée de concrétiser cette situation connue de tout le monde, tellement humaine, dans la forme d’une mise en scène de théâtre, ce qui permet de donner au spectateur une approche très simple de questionnements philosophiques assez complexes. C’est une pièce qui pose beaucoup de questions compliquées, mais simplement. C’est une pièce qui interroge l’humain de manière assez profonde, mais en incarnant ces questionnements dans des personnages et des situations qui nous parlent. C’est ce que Sartre, Camus, Ionesco, faisaient. C’est ce que l’art peut faire, finalement. C’est ce qu’il devrait faire plus, en tout cas.

nino fournier

28.05.2017


Photo d’illustration par Robert Kovacs – http://kovacsphoto.pro/