Jouer avec le feu : quand la haine consume le foyer (critique)

©Pathé Films AG

Le fascisme est à nos portes, et l’inquiétude qu’il suscite continue de de féconder le cinéma, dans l’espoir, peut-être de lui barrer encore la route – on pense à Je suis toujours là de Walter Salles, fédérant au Brésil contre les nostalgiques de la dictature militaire.

Dans Jouer avec le feu, adaptation par les sœurs Coulin du roman de Laurent Petitmangin, il est déjà trop tard : comme dans les slasher des années septante, l’appel vient de l’intérieur de la maison. Prêtant à son personnage l’usure idoine de ses traits, Vincent Lindon y campe un cheminot veuf, Pierre, démuni face à la radicalisation à l’extrême-droite de son fils aîné Félix dit « Fus » (Benjamin Voisin). Si le film s’ancre dans un vérisme social – la Lorraine désindustrialisée, où néonazis et antifas s’affrontent sur fond de hooliganisme – c’est bien une horreur à bas bruit qui s’y joue : une horreur froide, sans effusion de sang, où le rouge est néanmoins omniprésent ; des fumigènes du stade jusqu’aux rideaux de la chambre de Fus qui servent d’arrière-plan à sa métamorphose, notamment dans une scène de dispute glaçante. La lumière filtrée y accentue la fièvre dont il est saisi, fait reluire la bave qui s’accumule au coin de la bouche à mesure qu’il crache ses idées fangeuses au visage de son père. La tendresse du regard que les réalisatrices portaient sur les adolescentes de Dix-sept filles n’a pas disparu, elle est ici mise au service de l’horreur : celle qu’il y a à voir un visage angélique convulsé par la haine.

La trajectoire de Fus, en ce qu’elle n’est jamais envisagée comme réversible – tout au plus sera-t-elle ralentie – déplace l’enjeu du film : plutôt que de chercher à localiser le départ du feu, les cinéastes s’attachent à en suivre la propagation. Les ressorts de la radicalisation sont à peine sondés, les discours du personnage tenus à distance par le récit. La réussite scolaire de son frère cadet, sans pour autant lui inspirer de quelconque jalousie, donne à ses lamentations sur un avenir bouché (par sa formation inachevée en métallurgie) une coloration de prétexte. C’est que la politique ne fournit pas l’étincelle, mais le comburant dont se nourrit la haine pour oxyder le lien familial : chaque sujet de conversation, passé au filtre de l’opinion (les études, l’identité, l’immigration), devient matière à discorde. Si le fils se radicalise, le père progresse corrélativement dans la crainte de le perdre, et dans la sévérité de ses mesures de rétorsions ; si bien que l’espace où il est encore possible de faire famille se réduit comme peau de chagrin.

Paradoxalement, c’est dans l’impossibilité de communiquer que s’esquisse une solution : sans la parole – et c’est là la meilleure idée du film – la haine manque de comburant, n’a plus rien à oxyder. Dans l’impasse, père et fils perçoivent qu’il leur faudra se parler sans voix pour tenter de combler le gouffre qui se creuse entre eux. Ainsi de Fus ôtant les chaussures de son père, qui s’était endormi tout habillé, ou de Pierre lui apprenant à danser le rock (Lindon, meilleure interprétation masculine à la Mostra de Venise, excelle dans ce jeu tactile et muet). Quand la parole achoppe, reste les silences partagés ; comme le repas du matin, point de jonction entre un père revenant de son service de nuit et ses enfants mal réveillés, et dont la répétition lui confère une valeur de rituel – le renouvellement quotidien d’un vœu de vivre ensemble. Aidées par le format Scope, les sœurs Coulin érigent ce constat en un principe formel : en substituant la bascule de point au champ-contrechamp, elles forcent la réunion des personnages dans le cadre, comme si, pour sauvegarder ce qu’il reste de lien familial, il fallait le soustraire à la parole ou la coupe, c’est-à-dire à toute forme de médiation.

Toute la réflexion politique du film tient dans la poésie du geste : la radicalisation de Fus se déploie non pas dans le discours, ni même dans la lutte, mais dans les ondulations du stade, les palpitations du dancefloor, les vibrations de l’octogone. Autant de lieux où s’assouvit le désir d’appartenance auquel l’engagement politique est ici réduit, au risque d’en escamoter la violence, voire de l’esthétiser. C’est peut-être pour lever cette ambigüité que les sœurs Coulin s’astreignent à poser un diagnostic dans la dernière partie du film. En résulte une séquence moins convaincante : à l’heure des comptes, la parole reprend nécessairement ses droits, et avec elle ses analyses convenues ; vaines tentatives de donner du sens à des actes que les cinéastes avaient pourtant pris grand soin de tenir hors-champ. Face aux limites de l’écriture, néanmoins, on apprécie d’autant plus le parti pris qui consiste à filmer l’ennemi sans ciller : même s’il est difficile à cerner, détourner le regard du fascisme ne suffira jamais à le conjurer.

Dimitri Nouveau (22.01.2025)


Jouer avec le feu

  • Réalisation : Delphine et Muriel Coulin
  • Pays de production : France
  • Genre : Drame
  • Acteurices : Vincent Lindon, Benjamin Voisin, Stefan Crepon
  • Durée : 1h58