Idylle sensorielle: Blackbird Blackbird Blackberry (critique)

© Frenetic Films AG

« Si le mariage et les bites rendaient heureuses, beaucoup de femmes le seraient » – Voici les mots d’Etero, protagoniste du nouveau film d’Elene Naveriani. Etero mène une existence paisible dans un petit village de la campagne géorgienne. Entre cueillette de mûres sauvages, son magasin de produits cosmétiques et ménagers et les mille-feuilles qu’elle s’offre lors de ses visites en ville, sa solitude semble inébranlable malgré les commérages des femmes de son village. Après avoir entrepris une aventure avec Murman, son livreur, elle se voit contrainte de réenvisager cette routine sereine. À la suite de Wet Sand, récompensé aux Journées de Soleure en 2022, Elene Naveriani revient avec un long-métrage triplement primé au Swiss Film Award de cette année. Et c’est mérité ! Œuvre résolument féministe mettant en avant des sujets généralement absents du grand écran, le film livre un portrait incroyablement touchant d’une femme approchant la cinquantaine qui refuse catégoriquement de se plier aux conventions de la société patriarcale. 

Voyage intime

Si son idylle avec Murman constitue incontestablement un point de bascule dans le destin d’Etero, ce n’est cependant pas une histoire d’amour entre un homme et une femme que le film nous raconte. C’est un amour pour elle-même et son propre corps qu’Etero découvre. Naveriani révèle habilement un personnage complexe qui vit pleinement à un âge où il est socialement difficile d’envisager une femme qui vit pour elle-même. Comme ne cesse de le répéter Etero, elle n’a pas besoin d’un homme pour être heureuse. Elle affirme que son célibat lui confère une liberté et un bonheur qu’aucune des femmes de son village ne peux revendiquer. Sa découverte de la sexualité à 48 ans marque l’ouverture d’un nouveau chapitre de sa vie. C’est une renaissance, comme le suggère la vision de son propre corps sans vie au bord de l’eau dans la scène d’ouverture du filmLa rivière torrentielle, la pluie qui martèle les carreaux, le son d’une douche qui coule… L’eau ruisselante, souvent à l’image, presque toujours entendue, souligne subtilement ce renouveau. Eka Chavleishvili qui interprète Etero transmet de manière captivante le parcours intérieur effectué par le personnage. Le regard pénétrant et le visage presque toujours impassible du personnage sont percés par de subtils mouvements de paupières au contact de son amant et lorsqu’elle savoure une mûre ou un gâteau. Les gestes méthodiques dans le magasin sont interrompus par une timide danse au son d’une chanson qui passe à la radio…

Un point de vue féminin et féministe

Le personnage d’Etero évolue en marge du cercle social des femmes de son village tout en occupant une place centrale dans celui-ci. Dans son magasin dont les femmes dépendent pour soigner leur apparence et leur ménage, les railleries qu’elle subit au sein du groupe sont remplacées par des confidences. Le film prend soin de mettre sur le devant de la scène des sujets tabous, traditionnellement réservés à l’espace clos d’une réunion entre femmes tel que la ménopause ou le cancer du col de l’utérus. Porté par une esthétique adhérant aux codes female gaze, le film ne craint pas de montrer le sang et les corps dénudés qui ne correspondent pas aux standards du cinéma mainstream. Les images restituent la sensorialité des expériences vécues par Etero ; les étreintes avec un amant, les cauchemars qui réveillent en sursaut ou la texture d’un épais mille-feuille piqué par une fourchette. L’ambiance sonore du film parsemés de chants d’oiseaux vient complimenter cette expérience sensorielle. Naveriani offre un regard rafraichissant sur la condition des femmes. « En tant que femme, cela signifiait que je devais rester en retrait, écouter passivement et me rendre invisible. Et surtout, je devais me contenter de la place qui m’était assignée. », explique lae cinéaste. Sortir de cette place assignée, c’est ce qu’Etero s’efforce de faire dans Blackbird Blackbird Blackberry en embrassant un féminisme instinctif qui refuse de se plier aux conventions sociales sans pour autant blâmer les femmes qui ne suivent pas cette voie. 

Leonie Nussbaum – 11 avril 2024


Blackbird Blackbird Blackberry

  • Réalisation: Elene Naveriani
  • Pays de production: Suisse
  • Langue originale: géorgien
  • Genre: Drame
  • acteurices: Eka Chavleishvili, Temiko Chinchinadze
  • durée: 112 minutes