« Babylon » – Critique

© Warner Bros. Entertainment Switzerland GmbH

Après avoir parlé de l’ascension d’un jeune batteur dans un conservatoire de jazz plus qu’exigeant (Whiplash, 2014), des rêves de musique et de cinéma de deux amants dans un Los Angeles haut en couleur (La La Land, 2016) et du premier alunissage via un biopic de l’astronaute Neil Armstrong (First Man, 2018), Damien Chazelle se lance dans Babylon, une fiction historique suivant le parcours de plusieurs acteurs du secteur cinématographique dans le Hollywood des années 1920 et 1930, période transitoire difficile en raison de l’arrivée des technologies du parlant qui bouleversent les méthodes de production, de tournage et d’exploitation des films.

D’emblée, quelques faits se doivent d’être rappelés, à commencer par celui-ci : les trois premiers films de Damien Chazelle sont des chefs-d’œuvre. Bien qu’ils soient tous issus de genres différents (le récit d’initiation, la comédie musicale et le film biographique), le cinéaste franco-américain est parvenu à les traiter avec une rigueur exemplaire, tout en dirigeant parfaitement ses acteurs et son équipe technique, en contant des histoires passionnantes et en proposant des mises en scène tant virtuoses qu’originales.

Qui plus est – ce qui témoigne par ailleurs de la véritable qualité d’ « auteur » de Damien Chazelle – un sujet particulièrement fort relie ces trois œuvres : le prix qu’il est nécessaire de payer pour atteindre ses rêves (la santé physique et mentale dans Whiplash, l’amour dans La La Land et la famille dans First Man). La radicalité avec laquelle il a travaillé sur cette thématique a valu de nombreuses critiques au réalisateur qui, en effet, n’hésite pas à subvertir les genres qu’il adapte pour rendre crédible ses histoires. Conséquemment, on comprend assez bien ses détracteurs : à une heure où d’une part la société s’aseptise continuellement (on cherche à se persuader que tout le monde parviendra à ses objectifs sans réelle difficulté ni sacrifice), où d’autre part les marques d’originalité et de dramaturgie se mesurent au compte-goutte dans les films américains issus de l’industrie mainstream (on remerciera encore et toujours Disney qui a fait de cet effondrement de toute ambition esthétique et narrative une nouvelle norme), le cinéma de Damien Chazelle peut être dur à supporter émotionnellement.

Qu’en est-il de Babylon ? S’inscrit-il dans la continuité des trois autres longs-métrages de Damien Chazelle ? A-t-il quelque chose à ajouter ?

Ce qui est des plus intéressants, c’est que le cinéaste inscrit bel et bien Babylon dans la filiation de ses précédents films sur le plan thématique – atteindre ses objectifs a un prix, souvent très lourd – tout en choisissant intelligemment d’étendre son récit sur une durée un peu plus longue que d’accoutumée. Il en résulte que le spectateur n’est plus juste le témoin de l’élévation d’un personnage (de ses performances techniques dans Whiplash, de ses rêves artistiques dans La La Land, ou encore de ses ambitions de repousser les limites humaines dans First Man), mais également de sa chute. C’est un film qui parle de déchéance, du comment nos rêves peuvent nous être volés par des forces contre lesquelles nous sommes impuissants. Assurément, Babylon est bien plus sombre que ses prédécesseurs, aboutissant à une vision désespérée et désolée de l’industrie cinématographique.

La critique semble principalement dirigée à l’encontre du cinéma hollywoodien suivant l’arrivée des technologies sonores. En plus de compliquer de façon drastique les tournages (encagement dans des studios, recours à du matériel extrêmement lourd, difficultés multiples liées à la captation des voix, etc.), la mutation technologique que représente l’arrivée du son s’accompagne d’une mutation idéologique, probablement connectée à la nécessité nouvelle des acteurs et actrices de s’exprimer verbalement dans la sphère publique. Ce qui se produit alors, ce n’est pas seulement l’embourgeoisement des individus hauts placés de l’industrie cinématographique, c’est surtout l’apogée d’une caste puritaine et snob qui se referme de plus en plus sur elle-même, n’hésitant pas à progressivement exclure les membres ne rentrant pas (ou plus) dans le canon, en particulier les femmes. Babylon se double alors d’un discours féministe plus que pertinent, dénonçant la manière dont le gratin hollywoodien a créé et imposé un modèle standardisé de la femme, ne laissant à présent place à aucune excentricité.

Ce n’est pas pour autant que le film de Damien Chazelle est manichéen. Le Hollywood précédent l’arrivée du son avait lui aussi ses défauts, ce que Babylon ne cherche pas à cacher : l’absence totale de règles de sûreté mettant sans cesse les travailleurs du milieu en danger, le racisme et le manque d’ouverture aux comédiens non-Caucasiens, l’éloge de la vulgarité, la consommation excessive d’alcool et de drogue, etc. Toutefois, filmiquement, le cinéaste attribue à cette période une certaine authenticité, une certaine candeur, qui a ensuite entièrement disparue avec cette profonde artificialisation des travailleurs du monde du cinéma. De plus, cette nouvelle ère n’a absolument pas réglé les problèmes du Hollywood des années 1920 : l’absence de considération quant à la vie des petites gens, la xénophobie, la grivoiserie et l’alcoolisme ont continué d’exister, mais de façon bien plus discrète et vicieuse, dissimulés sous un vernis de consensualisme et de bien-pensance. C’est dire si Babylon, en nous révélant ainsi l’ « envers du décor », parle autant du siècle passé que de l’époque contemporaine.

Le film de Damien Chazelle trouve ainsi un parfait entre-deux, à la fois nostalgique d’une époque de tous les excès, désinhibée et débordant de créativité, à la fois critique envers les dérives qui en ont résulté (par exemple, la proximité des acteurs du secteur cinématographique avec la mafia de Los Angeles) et les intolérances qui la caractérisait. Aimer sincèrement le cinéma n’empêche pas une conscience de la toxicité de ce milieu.

Les thématiques susmentionnées suffisent à elles seules à transformer Babylon en un long-métrage incontournable du 21ème siècle. Mais ajoutez à cela la beauté de la mise en scène de Damien Chazelle (qui amène le spectateur vers une immersion audiovisuelle totale, grâce à une gestion de l’éclairage irréprochable et à des mouvements de caméra vertigineux d’une fluidité fascinante), une impressionnante variété de registres (le film sait être intimiste et épique quand il le faut, provoquer alternativement le rire, l’angoisse et les larmes), un souci notable de la reconstitution historique (on appréciera singulièrement la décision de ne pas tomber dans le cliché de la projection en noir et blanc, mais du recours à des teintes coloriant la pellicule d’une couleur uniforme, une pratique très répandue dans le cinéma des années 1920, pourtant quasiment jamais mise en images) ainsi qu’une direction des acteurs impeccable (on saluera tout particulièrement une Margot Robbie déchaînée, qui livre probablement sa meilleure performance), vous obtenez un chef d’œuvre… le quatrième au palmarès de Damien Chazelle.

Bien sûr, on peut reprocher certaine(s) chose(s) à Babylon (notamment sa dernière scène, dont l’idée, affligeante de bêtise, contraste complètement avec le reste du film, en insistant lourdement sur la symbolique du long-métrage et sur sa dimension référentielle). C’est un film vulgaire, bruyant et outrancier, à l’image des personnages qu’il dépeint, mais c’est avant tout un film courageux et juste. En raison de son ton irrévérencieux pleinement assumé, il va choquer, agacer et diviser, bien plus encore que les autres réalisations de Damien Chazelle. Et c’est tant mieux : à notre époque, cela est devenu une nécessité. C’est justement ce qui fait de Babylon non pas uniquement un très, très grand film, mais aussi une œuvre d’art.

Michael Wagnières (18/01/2023)


Babylon

Réalisation et scénario: Damien Chazelle

pays de production: United States

acteurices: Margot Robbie, Olivia Wild, Brad Pitt

durée du film: 189 minutes