« Pacifiction » – Critique d’une fiction pas si fiction

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Si Noël est la période des vacances à la montagne, de la neige, des doudounes et du vin chaud, c’est dans une tout autre ambiance, cocktails, plages paradisiaques et menace nucléaire que nous entraine Albert Serra avec son nouveau film présenté à Cannes cet été: Pacifiction. Dans ce dernier, le réalisateur espagnol retrace les péripéties de M. De Roller (Benoit Magimel), haut-commissaire représentant de l’Etat français en Polynésie Française, inquiété par des rumeurs de reprise d’essais nucléaires dans la région.

Mais pour comprendre ce film, il faut en premier lieu s’intéresser à la manière dont il a été conçu. Il faut savoir que Serra a filmé la fiction comme on filmerait un documentaire. Le scénario n’y a qu’un rôle secondaire au point que certains critiques soupçonnent que le scénario n’aurait été écrit que pour obtenir des subventions. Il inscrit son œuvre dans une démarche clairement anti-scénaristique, emportant le spectateur au fil des événements sans qu’il puisse réellement savoir où il va.  Cela permet au réalisateur de laisser une grande place à l’improvisation et, tel un documentariste, de poser et laisser tourner sa caméra en ne donnant que pour consigne aux acteurs « Tu n’arrêtes jamais je jouer, tu ne me regardes jamais et tu ne regardes jamais la caméra. Après, tu fais ce que tu veux […] mais en face de la caméra, et toujours en train de jouer » [1]. Ainsi, des scènes ont été improvisées sur le moment alors que le scénario ne les prévoyait pas (comme la scène de la vague), des personnages ont pris plus d’ampleur alors que ce n’était pas prévu de base (comme le personnage de Shanna) et c’est au montage que le film a finalement été construit. Par ailleurs, là encore Serra ne l’a pas construit sur une logique de scénario, mais sur une logique d’intensité, certaines scènes peuvent ainsi sembler inutiles d’un point de vue scénaristique, mais apportent au film une certaine puissance qu’il ne pouvait atteindre qu’en s’affranchissant d’un script, sans jamais plonger les spectateurs dans l’ennui pour autant. Cette précision faite, intéressons-nous maintenant plus précisément au contenu de Pacifiction.

L’une des premières choses qui nous frappe au visionnage du film est la performance de Benoit Magimel incarnant un représentant véreux, mais dévoué et attaché à ses îles. Un personnage qui reflète un certain rapport néocolonialiste français au DOM-TOM, ne serait-ce que par son apparence: vêtu d’un costard blanc qu’il gardera durant tout le film, il se démarque du reste des personnages et gagne une importance prépondérante dans tous les plans, quitte à éclipser les personnages locaux. Par ailleurs, plusieurs scènes sont représentatives d’un certain paternalisme de sa part, notamment lorsqu’il se permet de prodiguer des conseils et de, pour ainsi dire, remplacer la metteuse en scène d’une danse traditionnelle locale, ou encore, dans une discussion où il laisse entendre qu’il couvrirait une fraude électorale au profit d’un de ses amis.  De plus, si de Roller est censé travailler, cela ressemble plus à un emploi fictif tant il donne l’impression d’être en vacances dans des îles paradisiaques, retranscrivant là un stéréotype commun de cette région comme simple lieu de voyage de rêve. Cet aspect est, par exemple, souligné dans toutes les scènes se déroulant dans la boite de nuit « Le Paradise », où notre personnage se rend tous les soirs, représentant également une forme de dégradation morale de ce personnage. Mais notre protagoniste, sous ses airs de colon dominant qui ne sont finalement qu’une impression, semble écrasé sous des enjeux géopolitiques qui le dépassent.

En effet, si le film ne nous donne pas d’indication claire sur la période à laquelle il se déroule, il est raisonnable de penser que l’intrigue se situe à notre époque (il s’agit par ailleurs du premier film contemporain d’Albert Serra) caractérisée par des enjeux internationaux omniprésents. Ainsi, c’est évidemment la menace nucléaire qui est au centre du récit. Cependant, on retrouve également des personnages soupçonnés d’être des espions de puissances étrangères qui auraient tout à gagner à ce que ces essais n’aient pas lieu. On retrouve tout un jeu de lutte d’influences supposées, car le film a l’intelligence de ne jamais confirmer l’identité de ces personnes. Cette situation fait évidemment penser aux luttes de soft-power opposant les grandes puissances contemporaines. C’est d’ailleurs de cet aspect dissimulé et incertain de ces interactions géopolitiques que découle l’ensemble de la tension autour du film : la menace n’étant jamais identifiée, elle plonge de Roller dans une incertitude complète qui le pousse à se méfier de chaque personne ou information en raison de ces intérêts qui les dépassent.

Il ne fait aucun doute que l’on puisse être totalement hermétique à cette manière de penser un film. Il en reste que, pour les personnes qui se laisseront emporter pendant les 2h45 du film, il sera alors possible de découvrir un monde qui, malgré son aspect lointain et exotique, traite de l’impact que notre politique occidentale a sur ces régions.

Yann Vetter (21/12/2022)


[1] Podcast de François Bégaudeau « La gêne occasionnée », Episode 48 : Pacifiction – Tourment sur les îles, 9 novembre 2022 


Pacifiction

  • Réalisation et production: Albert Serra
  • Pays de production: Espagne
  • acteurices: Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Matahi Pambrun
  • durée: 165 minutes