« Spencer » : quand le conte de fées devient anxiété

© DCM Film Distribution

Après Neruda et Jackie, tous les deux sortis en 2016, Pablo Larraín signe son troisième film biographique avec Spencer. Consacré à une figure adulée, au destin tragique, le film nous plonge dans le Noël de 1991 au manoir des Windsor aux côtés de Lady Di incarnée par l’époustouflante Kirsten Stewart. Le dernier long-métrage du réalisateur chilien a été distribué dans de multiples pays sur la plateforme Amazon Prime, il a toutefois bénéficié d’une sortie dans les salles romandes.

Entre Jackie et Spencer, Larraín a construit ses longs-métrages sur deux figures iconiques, où l’habit est un enjeu fondamental à la fois pour des questions de ressemblance et de reconnaissance par les spectateur·rices. En tant que personnages publics et féminins, les médias ont capté et immortalisé chacune des apparitions de ces figures. Les médias ont accordé un intérêt particulier à leurs apparences physiques et leurs garde-robes. Les photographies ont ainsi gravé leurs tenues dans la mémoire collective. Dans Spencer, l’habit vient servir le récit. En dévoilant une Diana prise au piège par son image et par la famille royale. L’habit témoigne de la réappropriation de cet événement par le cinéaste, transposition qui repose également sur son équipe et en particulier sur le travail méticuleux de la costumière, Jacqueline Durran.

C’est de l’ordre du défi que de faire un énième long-métrage consacré à la princesse de Galles. Défi que Pablo Larraín relève remarquablement, en évitant de tomber dans le biopic historique classique. Le choix de Noël 1991 ne relève pas du hasard. N’ayant pu être entraperçu que par ce que la famille royale a officiellement laissé transparaitre à travers la presse, peu d’éléments ont subsisté. Ce qui s’est passé entre les murs reste de l’ordre de l’inconnu. Larraín en profite pour s’emparer de cette histoire et la faire sienne. Le réalisateur chilien transforme ce week-end aux allures de conte de fées festif en un huis clos oppressant et fantasmé, rythmé par une bande-son des plus angoissantes, signée Johnny Greenwood. Diana est dépeinte en princesse esseulée, en prise à des crises de paranoïa. Son malaise et son mal-être se traduisent par un corps boulimique qui se scarifie dans les moments les plus désespérés. Et cette pression insoutenable transparait à travers les costumes.

Dans cet univers, tout est orchestré dans les moindres détails, jusqu’à la garde-robe de la princesse Diana, organisée sans qu’elle-même ne soit consultée. Le vêtement incarne brillamment la répression que la famille royale exerce sur le corps de la princesse dans le but de réduire son champ d’action et de la conformer aux traditions de longue date. Les habilleuses ont au préalable trié et étiqueté de façon méthodique chacune des tenues que Diana devra revêtir. Une séquence témoigne parfaitement de cet agencement. Seule dans sa chambre, la jeune femme découvre le portant d’habits. Elle s’empare des tenues pour les observer. Une succession de gros plans dévoile les ensembles qu’elle devra revêtir ; petit déjeuner de Noël, déjeuner de Noël et départ. La spontanéité étant interdite, le vêtement ne peut pas et ne doit pas refléter sa personnalité. Son être est étouffé pour incarner la royauté. Face à son miroir, tenant le cintre et sa robe vert pâle, elle affirme à son amie et habilleuse (Sally Hawkins) « It doesn’t fit… not with my mood. It should be black. » (Elle ne me va pas… pas avec mon humeur. Elle devrait être noire). Diana ne semble pourtant pas être en mesure de s’y opposer. Ce contrôle absolu est manifesté dans le long-métrage par de minutieux détails et cette contrainte se répercute sur la santé mentale de la jeune femme. La répression par le vêtement est également manifestée par le rapport de Lady Di à son corps ; elle le discipline à son tour. Chaque repas est suivi de violentes crises de boulimie, toutes mises en scène dans les luxueuses salles de bain du manoir. La princesse vêtue d’une robe champagne est repliée sur la cuvette. Son corps est secoué de spasmes. Le repas est finalement régurgité. Le corps contrôlé a fini par s’autodiscipliner afin de se le réapproprier.

Si le vêtement est moyen de répression, il vient dans un deuxième temps incarner une forme d’émancipation. L’habillement joue en effet un rôle essentiel dans la rébellion de Diana envers sa belle-famille et leurs traditions. Les trois tenues présentées au début du film ne seront pas respectées. Malgré le protocole annoncé, Diana ne se conformera pas aux règles. Chacune des tenues sera portée, mais dans un tout autre ordre. Elles deviennent des actes passifs agressifs de la princesse afin de regagner sa liberté. Le matin de Noël, c’est après avoir congédié la nouvelle habilleuse qui lui a été attribuée que Diana arrive non seulement en retard pour la photo officielle de la famille royale, mais également dans une autre tenue que celle prévue. En blouse blanche à pois avec une jupe crayon bleu pastel, Diana fait sa révérence à la reine Élisabeth. Dans un plan moyen d’une courte durée, Diana, revêtue de couleurs printanières, détonne de la famille royale en palette de bruns, verts et bordeaux. Discrètement, elle notifie sa mutinerie. Ces gestes de révolte se font toujours plus fort, tout en marquant le désespoir grandissant de Diana.

Entre oppression et répression, le vêtement permet de réinterpréter l’histoire et de laisser intelligemment place à la fiction. Une mise en scène classique d’une figure aussi iconique que celle de Diana voudrait que l’historicité du vêtement prime afin d’attester de la justesse historique du récit, comme The Crown (Peter Morgan, 2016 —) qui, récemment encore, a axé la promotion de sa dernière saison sur la reproduction à l’identique des costumes par Amy Roberts. Dans Spencer, la cohérence est respectée, mais en reprenant l’« aura » du vestiaire de Diana pour servir le récit. Jacqueline Durran confie en interview avoir sélectionné des pièces tirées à la fois de la garde-robe de Diana et de défilés Chanel toutes produites entre 1988 et 1992. Si certains habits sont reproduits quasi à l’identique, ils ne sont toutefois pas revêtus lors des mêmes événements, puisque le récit ne repose pas sur la reconstitution d’un moment précis connu de toutes et de tous. Trois pistes vestimentaires s’intriquent subtilement dans le long-métrage : ce que Diana doit porter, ce qu’elle décide de porter et ce qu’elle a réellement porté à la fois dans le récit et dans la réalité. Les pistes vestimentaires s’emmêlent tout autant que les temporalités, afin de signifier la montée de la pression et de la détérioration de la santé mentale de Diana Spencer. L’apothéose de ces angoisses réside dans une séquence hallucinatoire. Après avoir fui le repas de Noël, chaussé des bottes et revêtu un manteau sur sa robe de bal, Diana retourne dans sa maison d’enfance délabrée. Au sommet des escaliers, elle revoit sa vie sous la forme d’un défilé onirique sur une composition aux sonorités horrifiques. Cet extrait établit un parallèle entre son enfance et son entrée dans la famille royale. Encore innocente, la jeune femme y entre vêtue de jaune pâle, dans une atmosphère de brouillard. Puis, elle déambule dans l’allée avec sa robe de mariée, cette fois-ci sous un ciel éclairci, elle est à la fois heureuse et angoissée. Le conte de fées tourne soudainement au cauchemar lorsqu’elle devient la cible des photographes qui attestent qu’elle est désormais prise au piège par son image et son statut. Entre le passé, les nouvelles formalités et la tentative de liberté, la séquence démontre une Diana qui essaie de s’accoutumer à sa nouvelle vie. Elle devrait pour y parvenir faire face à son passé et laisser tomber Spencer, son enfance. Les différents habits indiquent les changements qu’elle doit effectuer. Si elle a la responsabilité de revêtir une garde-robe stricte et formelle, elle trouvera sans cesse une façon de la détourner (une paire de sneakers Nike associée à un tailleur Chanel), voire d’y échapper (porter des jeans dans son intimité lui permettant de se mouvoir sans difficulté). Pour regagner sa liberté, Cendrillon doit se débarrasser de la robe de mariée… La princesse tente de contrebalancer cet univers étouffant et suffocant par de courts moments d’intimité, synonymes de liberté ; qu’elle soit avec ses fils ou, seule, dansant dans une galerie de miroirs afin de se défouler. Dans cette séquence fantasmée, les tenues sont revisitées et font référence à la fois à des moments qui se sont déroulés et à d’autres qui ont été imaginés.

Pablo Larraín, en collaboration étroite avec Jacqueline Durran, réinterprète l’histoire de Diana le temps d’un week-end. Dans une ambiance glaçante, renforcée par la représentation d’une famille royale mutique, Diana est prise au piège. Elle est sans cesse scrutée et contrôlée. Larraín et Durran entremêlent discrètement et habilement les trois pistes vestimentaires de la répression, l’émancipation et la réinterprétation dans le long-métrage. C’est en partie par ce paramètre de la mise en scène que Spencer donne corps à un récit qui n’est plus de l’ordre du biopic, mais du thriller psychologique.

Alana Guarino Giner (24/05/2022)