« Vortex » – Critique

© Xenix Filmdistribution

Vieillesse au carré

« On est bien peu de chose », chante Françoise Hardy dans Mon amie la rose. Tel est peut-être un constat partagé par Gaspar Noé en amont de la production de Vortex, son sixième long-métrage. Ébranlé par une hémorragie cérébrale potentiellement fatale, l’enfant terrible du cinéma français (titre qui n’est peut-être plus approprié alors que les commentateur·rices ne sont plus choqués par ses saillies cinématographiques et n’y voient même plus de la puérilité) avoue s’être interrogé sur sa propre finitude. Ajoutons à cela un décès maternel, après un crépuscule marqué par la maladie, et nous obtenons Vortex, un maelstrom implacable sur la fin de vie d’un couple confronté à la sénilité. Une œuvre étonnamment sobre, sans provocation, dont la plus grande dureté réside dans son naturalisme.

Pour incarner son couple, Gaspar Noé fait se rencontrer la Nouvelle Vague française avec le cinéma de genre italien en choisissant Françoise Lebrun, à tout jamais Veronika dans La Maman et la Putain, et Dario Argento, le maitre du frisson, auteur des plus célèbres giallo. Il est critique de cinéma et tente d’écrire un livre sur le rêve au cinéma alors que son corps s’étiole. Elle est une psychiatre retraitée et lutte en vain pour retrouver ses repères alors que son esprit s’envole. Ensemble, ils ont un fils, Stéphane, incarné par Alex Lutz (aussi inattendu que talentueux dans l’univers de Noé), toxicomane en rémission, incapable de s’occuper comme il le désire de ses parents, voué à constater leur rapide déclin.

Telle une signature du cinéaste, Vortex s’ouvre sur son générique de fin qui révèle notamment les dates de naissance de Noé et ses comédien·nes, soulignant ainsi les nombreuses années de vie traversées par le couple Lebrun-Argento, ainsi que l’imminence de leur épilogue. À cette fin anticipée succède un prologue, seul véritable moment de quiétude pour les personnages, tout comme les spectateur·rices, lors duquel sont mis en place quelques fondements thématiques et formels du long-métrage. Gaspar Noé et son fidèle chef opérateur, Benoît Debie, suivent au plus proche et tour à tour (pour l’instant) ces vieilles personnes déambulant lentement, voire timidement, dans leur singulier appartement, succession de petites pièces en longueur formant un « U ». À chacune des extrémités de ce dernier, le couple se salue et s’interpelle depuis deux fenêtres se faisant face. Surcadrés par leurs lucarnes, ils apparaissent séparés au sein d’un même appartement, mais cette fois, ils se convient sur leur balcon. Ils sont alors réunis, peut-être pour la dernière fois, lors d’un apéritif sous le signe des songes : « la vie est un rêve dans un rêve », trinque-t-on. La caméra, qui se détache alors de ses personnages, exécute un panoramique jusqu’à se figer sur un mur, perspective crue et inéluctable de leur future « maison », le columbarium. Françoise Hardy chante alors in extenso la jeunesse éphémère et la mort de son amie la rose. Le drame ordinaire peut à présent débuter.

Fidèle à lui-même, Noé met en place un dispositif technique complexe. Après la chronologie inversée d’Irréversible, la caméra subjective d’Enter the Void, la 3D de Love ou encore l’usage du plan-séquence dans Climax, le cinéaste fait le pari fou de mettre en scène un film entièrement en split-screen. C’est dans l’un des plus beaux plans du filme que la division de l’écran intervient. Le couple endormit dans son lit occupe pleinement le cadre en scope. Dès lors qu’elle se réveille, le regard hagard, comme terrorisée par un décor naguère familier, un fin liseré noir vient lentement et durablement dissocier les deux époux. Au réveil, alors que chacun occupe une portion du cadre, nous suivons simultanément la rengaine matinale de ce ménage qui, sans se croiser, n’est que témoin des traces laissées par l’autre. Si le split-screen souligne la séparation de ces deux solitudes vivant côte à côte, l’usage de longs plans continus, partiellement montés, rend compte du temps qui s’écoule lentement, mais inéluctablement. À la manière des clignements d’œil de la caméra subjective dans Enter the Void, les coupes du film sont explicitées par un bref écran noir. Ces courtes ruptures nous évoquent ici des moments d’égarement de l’esprit, des trous de mémoire, lorsqu’elles permettent des ellipses allant de quelques secondes à plusieurs heures.

Au centre de ce dispositif, les comédien·nes impressionnent en incarnant avec crédibilité cette famille dysfonctionnelle. Le scénario n’étant composé que d’une quinzaine de pages se focalisant sur le récit, leurs répliques sont improvisées lors du tournage. En amont de celui-ci, les trois comédien·nes ont travaillé avec le réalisateur pour construire leur personnage. Françoise Lebrun explique s’être documentée sur l’Alzheimer, maladie que l’on ne nomme jamais au long du film, peut-être par pudeur, sans doute par peur. Régulièrement privée de la parole ou cantonnée à quelques bribes indistinctes, Lebrun communique quantité d’émotions poignantes par son seul regard. Souvent confus, voir craintif, son personnage est d’autant plus terrassant dans ses moments de lucidité, lorsqu’il est conscient d’être un poids pour ses proches et convaincu que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. À ses côtés, Dario Argento fait, pour la première fois, l’acteur chez un autre cinéaste, et en français. Une expérience (unique, au dire du principal intéressé) réussie tant son personnage de vieux cinéphile nous inquiète, lorsqu’il réprimande sa femme disparue dans le quartier, autant qu’il nous émeut, lorsqu’il avoue son inquiétude ou esquisse un rare geste d’affection. Face à eux, Alex Lutz parvient à amener subtilement la complexité de son personnage dans un récit déjà bien lourd. Alors que la relation père-fils suggère des conflits passés, l’amour que Stéphane porte à sa mère transparait d’autant plus douloureux lorsqu’elle est incapable de le reconnaitre.

Dernière pièce maitresse de ce Vortex, sans doute moins tape-à-l’œil que son split-screen, mais aussi métaphorique, l’appartement du couple est l’un de ses éléments saillants. Souvent qualifié de quatrième personnage, l’impressionnant décor de Jean Rabasse accumule jusqu’à l’oppression les livres, revues, cartes, posters et autres objets témoins d’une vie entière, celle de ce couple d’intellectuels soixante-huitard devenu prisonnier de ce capharnaüm de souvenirs. Un passé entier qui finira dans des cartons, lorsqu’il n’y aura plus personne pour s’en souvenir. Il faut alors se résoudre à vider ce lieu de mémoire, qui n’est même plus hanté, au cours d’une séquence finale documentée par de simples photographies, plus puissantes que n’importe quel artifice. Il ne reste alors plus que le silence de la salle de projection à laquelle nous sommes rappelés brusquement. Aucun générique, encore moins une chanson pour nous faire oublier cette existence balayée.

Yann Schlaefli (13/04/2022)