
Il y a 25 ans, aux alentours de Srebrenica, 8000 hommes bosniaques sont morts en l’espace de six jours, massacrés par les soldats de la République serbe de Bosnie. Trois ans de guerre civile qui culminent en une tuerie innommable, part d’un projet plus large de « nettoyage ethnique » dirigé par le général de cette armée, Ratko Mladić. Les troupes de l’ONU, bien que présentes sur place, n’ont pas pu empêcher cette tragédie.
Les actes à caractère génocidaire n’ont été que rarement dépeints dans des films de fiction, probablement en raison de leur dimension tristement et intrinsèquement (in)humaine. C’est clairement le génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale qui a été reconstitué – parfois fidèlement, parfois non – le plus fréquemment, quasi exclusivement même, au point de presque occulter tous les autres, notamment l’extermination des Arméniens par les troupes de l’Empire ottoman entre 1915-1916, toujours nié par le gouvernement turc plus de cent ans après. Quasiment aucune adaptation filmique n’a abordé ce massacre, encore moins frontalement… et avant Quo Vadis, Aida ?, on aurait pu porter le même constat sur le génocide de la population bosniaque.
C’est une réalisatrice originaire de ce pays, Jasmila Žbanić, âgée de 20 ans au moment des faits, qui a pris le pari de raconter cette histoire. À la suite d’un carton introductif relevant en toute honnêteté la dimension semi-fictionnelle de son œuvre (notamment la présence de plusieurs personnages fictifs), le long-métrage de Jasmila Žbanić nous plonge aux côtés d’Aïda, une femme bosniaque du commun, mère et épouse, qui a été engagée par les Nations Unies en tant que traductrice, ce qui lui accorde une position privilégiée dans ce conflit. Tiraillée entre sa famille et son peuple d’une part, son devoir d’autre part, elle va devoir tout tenter pour protéger les gens qu’elle aime au milieu d’une situation profondément chaotique.
Au niveau de la réalisation, le film de Jasmila Žbanić n’est pas juste bon : il est excellent. Loin de la mise en scène « pataude » que l’on pourrait attendre de ce type de production, Quo Vadis, Aida ? se révèle être une véritable course contre la montre d’une réelle intensité. Bien que l’issue de l’histoire soit déjà connue, on ne peut être que happé dans le récit du combat désespéré d’Aïda, cela grâce à une mise en scène exemplaire : caméra portée qui accompagne l’héroïne pendant la quasi-intégralité du film, jeu d’acteur très crédible et d’une puissance émotionnelle rare, etc. Plusieurs éléments formels devenus populaires dans le cinéma contemporain, tels que les procédés du flashback, de la mise en abyme et du regard caméra, sont réemployés admirablement par Jasmila Žbanić pour interpeller le spectateur et intensifier la charge sociopolitique du film.
Si Quo Vadis, Aida ? est un excellent film, il s’agit aussi d’une œuvre nécessaire, infiniment nécessaire, dont on peut regretter qu’elle n’ait été que nommée à l’oscar du meilleur film étranger (tout en se réconfortant en se disant que cette nomination à elle seule lui a vraisemblablement offert une excellente visibilité internationale). Le long-métrage de Jasmila Žbanić dénonce toute la manipulation orchestrée pendant cette guerre par le général Ratko Mladić (qui a cherché en présentiel et en vidéo à se mettre en scène comme un « sauveur »), pointe du doigt l’abandon total des troupes de l’ONU présentes sur place par leurs supérieurs (qui n’ont jamais envoyé de renforts comme ils l’avaient promis) et, surtout, attire l’attention sur la manière dont les bourreaux cohabitent impunément avec leurs victimes dans la Srebrenica d’après-guerre. Sachant en outre que le corps d’un quart des victimes n’a toujours pas été retrouvé, des plaies restent aujourd’hui encore béantes.
L’un des seuls défauts que l’on puisse trouver à Quo Vadis, Aida ? (qui constitue symétriquement l’une de ses plus grandes forces), c’est la manière dont il élude la Guerre de Bosnie-Herzégovine elle-même, lors de laquelle le massacre de Srebrenica a eu lieu. Cette décision scénaristique invite le spectateur à poser une distinction relativement manichéenne entre les « gentils » et les « méchants ». Le contexte de cette guerre étant relativement méconnu, il m’a été nécessaire de chercher en ligne des informations complémentaires pour saisir la complexité des enjeux sociaux, politiques et religieux de ce conflit. S’il est positif que le film de Jasmila Žbanić m’ait invité à me poser ce type de questions, il est décevant qu’il l’ait fait de cette façon, c’est-à-dire quelque peu involontairement.
Quo Vadis, Aida ? n’en demeure pas moins une œuvre essentielle pour les générations qui ont vécu à l’heure du massacre de Srebrenica, de l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine comme depuis leur téléviseur, mais également pour celles qui, à mon égard, sont nées par la suite. En tant qu’Européen, il est si difficile de concevoir l’existence d’un génocide si proche historiquement (il y a moins de 30 ans), géographiquement (Srebrenica n’est qu’à quinze heures de route en voiture de la Suisse), et qui a eu démographiquement un tel impact (l’Europe a connu une très forte vague d’immigration bosniaque, véritable conséquence de cette guerre meurtrière) que le long-métrage de Jasmila Žbanić revêt un caractère des plus indispensables. Ajoutez à cela une réelle qualité d’écriture et à de mise en scène, et vous obtenez un film qui se doit d’être vu et de devenir notoire.
Michael Wagnières (22/09/2019)
La Voix d’Aïda (titre original : Quo vadis, Aida ?)
Réalisation et scénario : Jasmila Žbanić
Interprètes : Jasna Djuricic, Izudin Bajrovic, Boris Ler
Direction artistique : Sabine Engelberg
Photographie : Christine Maier
Montage : Jarosław Kamiński
Musique : Paul M. van Brugge
Pays d’origine : Bosnie-Herzégovine
Durée : 100 minutes