Réflexion sur « Gemini Man »

Will Smith dans Gemini Man (Ang Lee, 2019).

Sorti récemment dans les salles suisses, le nouveau long-métrage d’Ang Lee s’aborde en ayant en tête le matraquage promotionnel autour de sa potentielle innovation technologique (3D novatrice, High frame rate, de-aging technology…). Ce n’est pas ce dont nous allons parler dans cette note brève et partielle (avec spoilers) sur le film.

Que reste-t-il alors, passé l’éblouissement face aux scènes d’actions spectaculaires filmées au plus proche des corps, impliquant le spectateur grâce à un savant mélange de rythme effréné et d’ultra-précision ? Un récit prétexte, creux et vaguement vraisemblable, héritier paresseux des films d’action américains des années 1980-1990 ? Un personnage féminin plutôt bien écrit, ce qui est assez rare dans une grosse production pour être souligné ? Certes, mais pas uniquement. S’agissant d’Ang Lee, cédons naïvement à traiter le film dans une perspective auteuriste en se rappelant d’Un jour dans la vie de Billy Lynn, sa précédente réalisation, dont l’un des enjeux principaux résidait la représentation que les États-Unis faisaient d’eux-mêmes et de leurs héros, là dans un contexte explicite de seconde guerre du Golfe. Dans Gemini Man, la question centrale n’est, en dépit des a priori, pas celle du double mais celle de la déclinaison, de la reproductibilité et du rajeunissement par la technologie nouvelle des figures marquantes — Will Smith, meilleur tueur à gages vieillissant étant cloné pour être rajeuni de 25 ans. Gemini Man, poursuivant la réflexion de Billy Lynn, construirait donc, en sous-texte, son auto-critique et celle de tout un système de représentation et d’iconographie hollywoodien. À l’ère des blockbusters super-héroïques déclinés en sagas presque infinies et des refontes en « live-action » des classiques Disney, difficile en effet de ne pas voir dans le film d’Ang Lee un discours sur le fonctionnement contemporain en circuit fermé des immenses productions de divertissement américaines et sur l’exploitation jusqu’à l’écœurement des grandes figures populaires qui les traversent. Le tour de force est notable, d’autant plus que Gemini Man lui-même n’est rien d’autre, dans sa genèse, qu’une énorme production de studio tablant sur le succès passé d’un certain nombre de films d’action marquants.

Vers la fin du film, Clive Owen, en antagoniste autoritaire classique, affirme aux personnages principaux qu’il considère le premier clone rajeuni comme son fils mais que les suivants ne seront que des armes de guerre dénuées de sentiments et d’identité. De là à entendre qu’une partie de la production américaine à gros budgets et des figures presque mythiques qui lui sont propres ne serait plus conçue comme un réseau de créations personnelles et de personnages forts mais comme une armée de soldats-marketing sans âme, il n’y a qu’un pas que nous pouvons franchir assez sereinement. Il faut encore ajouter que ce discours-ci n’est pas nouveau et pourrait avoir été formulé à peu près à toutes les époques du cinéma hollywoodien. Seulement, l’intérêt supplémentaire réside ici dans le fait qu’il soit contenu dans un film dont les aspects formels évoquent précisément ce qu’il pointe du doigt et que la question de l’avancement technologique soit contenue dans la production même de Gemini Man autant que dans son récit et dans le discours critique qui le sous-tend.

Notons tout de même le dénouement en forme de happy-end qui, dans le cadre de cette analyse, se voudrait prescriptif puisque le Will Smith original est libéré aussi bien de son activité de tueur que de la menace du clonage alors que son double rajeuni parvient à se détacher de son rôle préétabli pour suivre ses propres études et tracer un nouveau chemin, loin de l’avenir qui lui était promis mais protégé de près par la bienveillance de son ainé.

Vincent Annen (08/10/2019)


Gemini Man
Réalisation Ang Lee
Scénario David Benioff, Billy Ray & Darren Lemke
Musique Lorne Balfe
Image Dion Beebe
Montage Tim Squyres
Avec Will Smith, Mary Elizabeth Winstead, Clive Owen
Chine, UK, USA, 2019, 117 min.
Sortie le 2 octobre