Une critique contemporaine du cinéma classique hollywoodien.
Guillermo Del Toro est un réalisateur connu pour proposer des œuvres mettant en scène des univers surnaturels décalés empreint à la fois d’innocence enfantine et d’horreur. The Shape of Water, film pour lequel nos attentes étaient très hautes de par notre appréciation personnelle du cinéma de Del Toro mais aussi de par son nombre impressionnant de nominations aux oscars (encore plus que La La Land l’année passée !), ne déroge pas à la règle.
Le film raconte l’histoire d’Elisa Esposito (Sally Hawkins), une jeune femme muette, habitant à l’étage d’un cinéma, vivant un quotidien assez monotone en tant que femme de ménage dans un laboratoire américain des années 1960 en pleine Guerre Froide, rythmé uniquement par les comédies musicales des années 1930 qu’elle regarde à longueur de journée. Dans ce climat de tension, Elisa découvrira par hasard que des expériences horribles sont menées sur un homme amphibien (Doug Jones) et, tombée amoureuse de celui-ci, tentera de le sauver. Dans cette tentative, Elisa, sa collègue Zelda (Octavia Spencer), et son « père adoptif », Giles (Richard Jenkins), se heurteront au toxique agent de sécurité Strickland (Michael Shannon) qui fera de tout pour faire échouer leur plan.
Par ce film, Guillermo Del Toro réussit une prouesse assez étonnante : celle de dresser une critique en tous points du cinéma classique hollywoodien, de la société dont il est le reflet, ainsi que de ses prolongements contemporains. Ainsi est opérée une véritable vivisection cinématographique telle que nous en avions rarement vue dans une salle obscure, par le moyen d’une démarche post-moderne poussée à son paroxysme. Cependant, là où un cinéma comme celui de Quentin Tarantino ferait référence au cinéma classique en en reprenant les codes (principe d’une logique post-moderne) pour lui faire hommage, Del Toro s’en sert ici plutôt pour montrer ce que le cinéma classique « aurait pu être », et « aurait dû être » sans le filtre normatif de la société américaine des années 1930-1950.
En effet, il y a dans ce film un renversement de perspectives, autant formel que thématique : par exemple, la famille canonique américaine est présentée comme une entité sociale artificielle et malsaine, à l’image du personnage incarné par Michael Shannon, représentant d’une masculinité abusive, violente, dont la quête de destruction de toute différence, au rythme de dictions de versets de la Bible, est catégorisée comme la pire des menaces. A l’opposé, les protagonistes principaux, sont tous caractérisés par une différence (couleur de peau, handicap, orientation sexuelle, opinions politiques, etc.), dont l’homme amphibien est une incarnation par excellence, et sont objets d’une discrimination systématique dans une société à la normativité étouffante. Une caractéristique formelle en particulier illustre parfaitement ce point : l’utilisation des couleurs. Le vert, omniprésent dans le film, couleur historiquement symbolique de la modernité et du progrès, devient ici quasi-radioactif, étouffant et symbole de cette normativité oppressante, gravitant inévitablement autour du personnage de Strickland, qui va jusqu’à ingérer frénétiquement d’immondes dragées vertes au volant de sa Cadillac vert-pourriture. A l’opposé, le rouge, du sang, des habits d’Elisa à la fin du film, symbole de la passion amoureuse mais aussi de l’espoir de liberté qui habite les personnages, vient se mélanger à la pluie, au sable et la lumière verte. Il s’insinue dans la rigidité d’une époque encore sujette au code Hays. Enfin, le bleu, de l’eau, de la pluie battante, provoque une sensation de noyade et d’enfermement, autant pour Elisa qui est incapable de communiquer normalement que pour l’homme amphibien enfermé en captivité au début du film. Mais, petit-à-petit, il se mue en élément englobant, universalisant, protecteur de la différence, jusqu’à devenir une menace pour les antagonistes dont le voyeurisme sera obstrué, dont la doctrine sera noyée, et dont le corps (celui de Strickland) se liquéfiera petit à petit. The Shape of Water est donc indubitablement un pied-de-nez magistral au cinéma classique hollywoodien et montre la maîtrise d’un Guillermo Del Toro qui une fois de plus réalise une œuvre complexe en signification dont on ne parvient pas vraiment à définir le genre exact tant elle est riche, complexe, et même parfois contradictoire.
Pour conclure sur les caractéristiques formelles de ce film, on ne peut pas ne pas mentionner la prestation incroyable de Sally Hawkins, d’une véracité qui saura émouvoir même les plus sceptiques, pour un rôle pourtant extrêmement difficile à interpréter. Mention honorable également à Michael Shannon, si affreusement détestable et révoltant qu’il se hisse probablement en tant qu’antagoniste le plus exécrable de l’année.
Bien que The Shape of Water soit fortement empreint de codes du passé, il s’adresse tout de même à un public contemporain et comme tout film post-moderne, il se doit de réutiliser ces codes mais dans un but différent. Comme nous l’avons écrit plus haut, là où un film comme La La Land était dans une démarche d’hommage nostalgique, The Shape of Water se situe presque tout le temps à l’opposé. Cependant, ce dernier postulat ne fera sûrement pas l’unanimité : certains trouveront que le scénario est trop classique, car il s’agit tout de même d’une histoire d’amour assez conventionnelle, transposée à des personnages non-normatifs, tandis que d’autres argumenteront dans le sens contraire, soutenant que c’est justement ce qui fait toute la différence.
Dans tous les cas, ce film, malgré certains points qui peuvent être sujets à débat, est au final très contemporain car il aborde des thématiques dont l’année 2017 a tant été marquée qu’elles paraissent omniprésentes, de la plus petite production au gros blockbuster, en passant par le film d’auteur comme celui dont cette critique fait l’objet. Evidemment il s’agit de l’apologie de la différence, de l’intégration des minorités et de la liberté , message perçant dans les sphères du cinéma international de cette année comme un coup de poing vengeur envers les mouvements d’extrême droite et particulièrement l’administration Trump et sa politique répressive du « retour à la normativité » aux USA, tout en se rangeant au côté des mouvements de contestation tels que MeToo ou BlackLivesMatter. The Shape of Water ne déroge donc pas à la tendance commencée il y a un an avec Moonlight, faisant de multiples références à des problématiques de ce genre, en montrant le racisme dont est victime le personnage de Zelda, les moqueries pour cause de handicap dont est victime Elisa, les tendances sexuelles malsaines et agressives de Strickland, etc.
Dans tous les cas, The Shape of Water, que l’on approuve ou pas sa démarche est indubitablement un excellent film, très touchant, et formellement impeccable dont nous recommandons fortement le visionnage afin de bien commencer cette année 2018 !
Lorraine Malherbe & Gabriel Ratano (15/02/2018)