Soft Ciguë – Aurélien Berset

 
Image – Roberta Alberico
Description de la pièce

Et si Socrate vivait encore aujourd’hui ? Que lui arriverait-il ?

J’imagine dans cette pièce son destin tragique qui le conduirait dans une clinique psychiatrique.

En plus des médecins et des infirmières, il y rencontrerait… d’autres patients philosophes.

Nous sommes tantôt au milieu d’un banquet de penseurs grotesques et d’artistes anxio-dépressifs dans un réfectoire d’asile, tantôt à l’intérieur de salles aseptisées de thérapie de groupe. Ces monstres cogitant sont entourés par des psychiatres – qui « recadrent » la discussion quand elle s’égare ou devient trop subversive – et des infirmières qui les matraquent à grands coups de seroquel. Le vainqueur du rapport de force maïeutique sera-t-il dès lors le prétendu père de la philosophie ou les (prétendus?) soignants ?

Mais, au fait, la pièce se passe-t-elle vraiment aujourd’hui ?

Ou s’agit-il d’une projection dystopique d’un univers carcéral totalitaire farcesque et surréaliste ? Socrate est-il vraiment Socrate ou s’agit-il d’un SDF alcoolique qui se prend pour Socrate ? Les repères spatio-temporels, les rapports entre réalité et fiction, vérité et folie, deviennent de plus en plus flous… S’entremêlent bouffonneries et jargon psychiatrique cacophonique à prétention scientifique. Le spectateur sera pris dans un labyrinthe onirique et devra (si la chose est possible) s’y retrouver…

Note d’intention

La psychiatrie a déjà été le sujet de plusieurs pièces de théâtre (Les Physiciens de Dürrenmatt, Marat/Sade de Peter Weiss), de films (Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman) et a été l’objet d’une critique philosophico-historique (Histoire de la folie à l’âge classique de Michel Foucault).

Nous pourrions encore parler d’Antonin Artaud ou de Robert Walser….

…MAIS l’antipsychiatrie étant depuis longtemps moribonde, les laboratoires pharmaceutiques toujours plus puissants, les articles médiatiques consacrés à la dépression ou encore les publicités louant les « Journées de la schizophrénie » de plus en plus fréquents, les DSM de plus en plus volumineux, les thérapies et stages de développement personnel de plus en plus nombreux, il est temps de remettre le sujet « psychiatrie » sur la table, le questionner, le chatouiller, le railler, le disséquer… Néanmoins, à défaut de refaire le procès de Socrate, il ne s’agit pas pour autant de faire celui de la psychiatrie d’une façon naïvement manichéenne et de faire de nos patients des victimes. C’est au spectateur de réfléchir, de se positionner  – s’il y arrive et si c’est possible ! Mais nous ne faisons pas du Brecht, nous ne voulons pas d’un public distancié ! Il doit être envoûté par nos fous et leurs intrigues. Il ne s’agit pas non plus d’une pièce naturaliste, son auteur n’a aucune prétention au réalisme et aucune envie de faire un documentaire consacré aux asiles, retranscrit sur les planches. Non ! Il s’agit d’un pur fantasme, du délire d’un écrivain-acteur-metteur en scène (triple narcissisme, à l’instar de celui de Molière, toutes proportions gardées). Une farce caricaturale ! diront peut-être nos détracteurs.

Ce n’est pas non plus une pièce à thèse, ni du théâtre d’idées. Les philosophes, après tout, ont un corps et des émotions… et dans notre pièce, la cohérence de leurs discours est mise à mal par l’assommoir neuroleptique.

 Les psychiatres, eux aussi, pourront se montrer irritables. Derrière le logos de ces malades et de leurs médecins, se cache une guerre d’ego très primitive.

Mais pourquoi Socrate ? me direz-vous…

Lui aussi a été au centre de certaines œuvres littéraires, des Nuées d’Aristophane à L’Edification de Dürrenmatt, en passant par le « Prologue » de Gargantua de Rabelais. Nous nous inscrivons là aussi dans une filiation.

Socrate, figure paternelle de la philosophie, de la primauté de la raison sur la passion ?

Rabelais dit…

  Ne voyant que son physique et le jugeant sur son aspect extérieur, vous n’auriez pas donné une pelure d’oignon tant il était laid de corps et ridicule en son maintien : le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fol, ingénu dans ses mœurs, rustique en son vêtement, infortuné au regard de l’argent, malheureux en amour, inapte à tous les offices de la vie publique ; toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son savoir. Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez trouvé au-dedans un céleste et inappréciable ingrédient : une intelligence plus qu’humaine, une force d’âme prodigieuse, un invincible courage, une sobriété sans égale, une incontestable sérénité, une parfaite fermeté, un incroyable détachement envers tout ce pour quoi les humains s’appliquent tant à veiller, courir, travailler, naviguer et guerroyer.

(François Rabelais, Gargantua, « Préface », trad. Guy Demerson, Paris Seuil, 1996.)

À comparer avec Nietzsche :

   De tout temps, les plus grands sages ont porté sur la vie le même jugement : elle ne vaut rien. En tout temps, en tous lieux on a entendu dans leur bouche le même accent, un accent plein de mélancolie, plein de lassitude de vivre, plein de résistance contre la vie. Socrate lui-même a dit, au moment de mourir : “Vivre, cela signifie une longue maladie : je dois un coq à Asclépios le Sauveur.” Socrate lui-même n’en pouvait plus. […] Ces grands sages de tous les temps, il faut les regarder de près ! N’étaient-ils pas, tous tant qu’ils sont, mal assurés sur leurs jambes ? Un peu tardifs ? Chancelants ? Décadents ? Serait-ce que la sagesse n’apparaît sur terre que sous la forme d’un corbeau alléché par un léger relent de charogne ?…. […] Ce qui signifie décadence chez Socrate, ce n’est pas seulement la sauvagerie et l’anarchie des instincts, qu’il avouait lui-même : s’y ajoutent la superfétation de la logique et la méchanceté de rachitique qui le caractérise. N’oublions pas non plus ces hallucinations auditives auxquelles, sous le nom de “démon de Socrate”, on a donné une interprétation religieuse. Tout est chez lui excessif, bouffon, caricature, tout est chez lui dissimulation, arrière-pensée, clandestinité. […] Socrate fut le pitre qui s’est fait prendre au sérieux. […] L’ironie de Socrate est-elle une expression de révolte ? du ressentiment populacier ? Savoure-t-il, en opprimé, sa propre férocité dans les coups de couteau du syllogisme ? […] Le fanatisme avec lequel toute la pensée grecque se jette sur la rationalité trahit une situation désespérée : on était en danger, on n’avait qu’une solution : ou bien périr ou bien être rationnel jusqu’à l’absurde… Le moralisme des philosophes grecs à partir de Platon est pathologiquement déterminé ; de même leur appréciation de la dialectique. […] Socrate voulait mourir : ce n’est pas Athènes, c’est lui qui s’est donné la coupe de poison, il a contraint Athènes à l’empoisonner.

(Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Le Problème de Socrate », trad.. Eric Blondel, Paris, Hatier, 2007.)

Socrate était-il fou ? Etait-il un clochard psychotique qui n’a jamais rien écrit, mais qu’on a pris au sérieux ?…

Un excès de rationalité est-il un symptôme de folie ? Ou s’agit-il d’une folie d’apparat qui cache une profonde sagesse ? La vraie folie serait-elle plutôt celle de la norme ?

Quelles frontières entre raison et folie ? Comment le père de la rationalité serait-il traité par une science qui entend rationaliser la part irrationnelle de l’homme ?

Quoi qu’il en soit, ne rationalisons pas davantage notre œuvre…

Extrait de la pièce

 Parodos

 LE CHŒUR

Entrée du chœur, composé exclusivement de psychiatres. Ils portent tous des blouses blanches. Ils ont tous un type européen, excepté un médecin africain.  Ils chantent le destin de Socrate avec un jargon psychiatrique cacophonique, chaque psychiatre improvisant un monologue personnel.

Fragment 1

PSYCHIATRE 1, PSYCHIATRE 2, SOCRATE, D’AUTRES PATIENTS, L’INFIRMIERE

Petite salle, murs blancs, pas de fenêtre.

Thérapie de groupe. Blouses de soignants, blouses de patients.

 Les patients sont assis sur des chaises en compagnie de deux psychiatres, qui ont chacun un bloc-notes et un stylo dans leurs mains.

 PSYCHIATRE 1, s’adressant aux patients : – C’est intéressant. Nombre d’entre vous se qualifient de philosophes. Et je dois dire que c’est vrai, vous êtes des gens qui pensent beaucoup. Sans doute pensez-vous même trop, et c’est là une partie de votre problème.

PSYCHIATRE 2 : – Heureusement, en ce qui concerne l’aspect chimique de votre traitement, il existe des médicaments, qui, s’ils ne permettent pas de supprimer cette cogitation permanente et parasitaire…

UN PATIENT PHILOSOPHE, interrompant : – Mais je les aime mes parasites !

 Sourire condescendant de Psychiatre 1. Un temps.

PSYCHIATRE 2, poursuivant : Je disais donc… il existe heureusement des médicaments qui, s’ils ne permettent pas de supprimer cette cogitation permanente… permettent au moins de l’atténuer. On est revenu il y a quelques années sur l’usage de la ritaline, exclusivement réservée aux enfants. On veut à présent aussi la prescrire aux adultes. Le tout accompagné d’une activité sportive régulière devrait faire l’affaire. Car, chers messieurs, ce dont vous souffrez pour la plupart est un simple TDAH ou trouble de déficit de l’attention – avec ou sans hyperactivité selon les cas… Grâce à la ritaline, mes chers messieurs, finies les nuits blanches de rumination, les réflexions qui tournent en rond, les accélérations pathologiques de la pensée, les hésitations sans fin qui vous paralysent et, si vous me permettez l’expression, qui vous pourrissent la vie. La ritaline vous sauvera !

Maintenant que pour la plupart (je parlerai ensuite de quelques cas particuliers parmi vous), vous savez de quoi vous souffrez, maintenant que vous savez que vous n’êtes pas des fous, mais que vous êtes victimes d’une maladie neurobiologique héréditaire, j’espère que vous êtes rassurés ?…

Silence général. Regards perplexes – voire sarcastiques – des patients. 

PSYCHIATRE 1, essayant de rattraper le « bide » de Psychiatre 2 : – Vous n’avez pas à avoir honte de votre maladie. De nombreuses personnes très intelligentes – un ami chef d’entreprise par exemple – souffrent du même trouble. La ritaline l’aide à se stabiliser, sinon il est pris par un « feu intérieur » qui le pousse à beaucoup travailler (à trop travailler), mais aussi à changer trop fréquemment d’avis, de passions… Il voulait même sans cesse changer de métier, de ville, d’appartement, de femme, d’amis !… Une instabilité relationnelle ! Il en avait marre de cette versatilité. Et c’est la ritaline qui l’a stabilisé. S’il n’a plus ce feu intérieur intense, au moins il est stable, plus équilibré. Les bénéfices de son entreprise, contrairement à ce qu’il prévoyait, ont même augmenté. 

Cette maladie touche aussi beaucoup d’enfants qui ne suivent pas à l’école, car ils pensent à autre chose, ils préfèrent jouer, s’amuser, rêver… La ritaline les a sauvés de l’échec scolaire ! Ils ne passent plus du coq à l’âne, ils se font plus de copains… Ils ne sont plus des taquins insupportables et harcelants, mais des enfants sérieux. Ils arrêtent de sauter seuls dans des bacs à sable ! Ils ne sont pas enfermés dans leur monde intérieur, ils s’intègrent mieux à la société, deviennent productifs, compétitifs, performants !

Indifférence et/ou dépit des patients. Un temps. Psychiatre 2 relit ses notes.

PSYCHIATRE 2 : – Bon, certes, le médicament peut vous donner quelques maux de tête, un peu de fatigue, et même, dans des cas fort rares, des tremblements… Mais la peine en vaut le résultat, croyez-moi !

Socrate lève poliment la main.

 PSYCHIATRE 2 : – Oui, Monsieur Socrate ?

SOCRATE : – Monsieur le psychiatre (prononcer : [psi.?cja.t?]), avez-vous vous-même testé ce remède « ritaline » que vous voulez nous prescrire ?

PSYCHIATRE 2 : – Attendez, nous sommes les médecins et vous les malades. Ne confondez pas tout. Mais pour vous répondre, non, toutes les catégories de gens ne nécessitent pas d’être traitées par ce médicament. Ça peut même être dangereux pour une personne équilibrée !

SOCRATE : – Vous pensez faire partie des « gens équilibrés » et m’en exclure ? Sur quoi fondez-vous ces catégories de gens ?

Un temps.

PSYCHIATRE 1, lui montrant un dictionnaire qu’il sort de sa blouse : – Ce livre répertorie toutes les maladies mentales. Chaque année, une nouvelle édition est créée avec cinquante nouvelles pathologies psychiques. En me fiant à ce livre proprement scientifique et me basant sur les données empiriques que j’ai relevées lors de nos entretiens, je vous placerais dans la catégorie TDAH avec tendances borderline.

Un temps

PSYCHIATRE 1 : – Cependant, rassurez-vous, il n’y a pas qu’un aspect médical et chimique. Un aspect psychothérapeutique est également à prendre en compte. Nous avons créé un programme de réintégration sur le marché du travail et de gestion émotionnelle nommé : « Agir plutôt que réfléchir ». L’époque «  réfléchir avant d’agir » est en effet révolue. Actuellement, nous sommes arrivés au constat qu’il ne sert à rien de trop réfléchir, voire même de réfléchir tout court…

SOCRATE, interrompant, presque agressif : – Réfléchir ! N’est-ce pas pourtant ce que vous faites ?

PSYCHIATRE 2 : – Je crois que M. Socrate souffre du trouble infantile de « subversion systématique » !  Il essaye d’inverser le rapport médecin-patient. Infirmière ! Donnez-lui une piqure !

Piqure de l’infirmière. Socrate se laisse faire avec une résignation de vieux sage.

UN AUTRE PATIENT PHILOSOPHE : – Dialectique du maître et de l’esclave !