Vraiment – Suzanne Balharry

Lumière sur une place qui pourrait être dans n’importe quelle ville, mais comme nous pensons qu’elle est à Lausanne nous trouvons ses couleurs plus profondes que celles d’une autre. C’est l’hiver et il fait très froid, mais la place est aussi belle qu’elle le serait en été. Côté jardin, une petite terrasse de café bien éclairée regroupe quelques tables mal rangées qui ont quelque chose de très vivant. Côté cour, des gradins sont envahis par des plantes grimpantes et ont une allure de roman d’aventure, comme s’ils avaient été dessinés par Edgar Allan Poe. Une femme sort du café et fait quelques pas sur la terrasse. Elle est jeune, heureuse. Elle met son manteau. Un homme la suit, s’avance et s’arrête près d’elle. Il l’observe à la lumière du jour, prend son temps pour l’aborder.

L’homme    Bonjour.

La femme   (Surprise, elle se retourne à moitié.) Bonjour ? (Elle n’est pas chaleureuse.)

L’homme    (Il sourit. Il n’est pas mal à l’aise.) J’étais assis près de vous, au café, à la grande table. Je vous ai entendue parler avec votre amie.

La femme   (Elle se tourne entièrement vers lui. Silence.) Je suis embarrassée.

L’homme    (Il sourit encore.) C’est moi, je n’avais pas à écouter.

La femme   (Son embarras est apparent.) Non. Ce n’est pas le genre de conversation qui dissuade de tendre l’oreille. Je n’aurais pas dû l’avoir ici. Je m’excuse.

L’homme    (Amusé.) Ne vous excusez pas. Vous avez une vie pleine d’aventure.

La femme   (N’arrivant pas à paraître indifférente.) Vous n’avez pas à dire ça.

L’homme    Pardon. (Silence.) Ça ne me regarde pas, mais j’ai très envie répondre à ce que vous avez dit au sujet des femmes en général, de leur condition.

La femme   (Elle trouve sa remarque charmante mais cache son intérêt.) Allez-y.

L’homme    (Il aime la spontanéité de la scène.) Je ne crois pas qu’elles doivent à tout prix cacher leurs envies sexuelles sous peine d’être méprisées de tous. Certainement pas comme vous le faites, en s’enterrant dans un couple, dont, si je peux me permettre d’appeler un chat un chat, elles n’ont pas grand-chose à faire. J’ai des amies qui vivent ouvertement de façon très libérée et, si quelqu’un a quelque chose à en redire, ça leur passe complètement à côté.

La femme   (Elle est étonnée de son culot mais amusée de parler d’elle-même à un homme inconnu qui passe brièvement dans sa vie.) Je n’arrive pas à faire ça.