No. 1 pour orchestre (composition originale, Jamil Alioui)

La création musicale a changé durant ces dernières années, et spécialement le schéma classique de « production » d’œuvre composée « à l’ancienne », c’est-à-dire pour un ensemble d’exécutants sur du papier, à la table. Aujourd’hui, on peut envisager la composition et la présentation d’une œuvre orchestrale sans déployer un orchestre réel ni une seule feuille de papier : tout étant travaillé de manière informatique de A à Z. Évidemment le dispositif électronique possède ses limites : il y a des harmoniques et des effets sonores qui ne pourront sinon jamais, du moins pas encore aujourd’hui, être remplacés par une exécution sur ordinateur (les voix humaines et le spectre de résonnance d’un violon en sont deux bons exemples). De même, la spatialisation, qui est possible avec un ordinateur – entre autres applications –, permet la production d’effets musicaux qui ne seront jamais envisageables avec un orchestre acoustique seul : par exemple l’augmentation virtuelle du volume de la salle (simuler une cathédrale dans une salle de bains), la disposition contre-intuitive des sources sonores (du son qui sort du sol ou des murs par exemple), ou encore la démultiplication du nombre d’exécutants fictifs (douze orchestres qui jouent en même temps dans un espace si vaste que les exécutants du premier orchestre ne peuvent pas distinguer ceux du douzième). Ces quelques idées sont évoquées ici à titre indicatif : la pièce présentée n’exploite essentiellement que le procédé de spatialisation qui permettra de simuler un grand orchestre et un grand espace dans la salle de spectacles de la Grange. L’adjonction d’autres effets ne serait ici que pur artifice par rapport à la composition elle-même, mais aussi par rapport à la volonté, qui est la mienne, de suggérer un champ des possibles techniques plutôt que de l’épuiser avec un package « tout-en-un », sans oublier qu’il s’agit avant tout ici de présenter une composition musicale originale. La présente proposition a donc deux intentions très différentes, à deux niveaux très différents eux aussi.

Premièrement, il s’agit de présenter un résultat purement musical visant à montrer ce que peut être la musique de demain, c’est-à-dire ici une musique émancipée des préconçus stylistiques, des catégories ou des genres. Je suis persuadé, en effet, que la nouveauté, qui n’est pas le but mais la conséquence d’un geste créateur honnête et libre, n’existe pas dans les styles ou les genres qui, par définition, représentent quelque chose qui est déjà là, quantifié et étiqueté. Ainsi, la pièce que je présente est une pièce composée au-delà de styles et qui possède, a posteriori, sa propre esthétique qui est l’aboutissement d’un certain nombre d’idées déployées à même le matériau musical. Ces idées, portées par la forme de la musique, sont le cœur de l’émergence du phénomène musical dont le support (ici un orchestre virtuel) importe peu ; elles pourront être discutées entre le compositeur et les auditeurs intéressés durant le débat qui suivra le concert, en fonction des questions posées à ce moment-là.

Deuxièmement, il s’agit d’interroger sérieusement le dispositif orchestral et le rituel du concert. Que peut-être un orchestre sans interprètes ? Le pur vécu musical – c’est-à-dire ce qui subsiste lorsqu’il n’y a plus rien à regarder de spectaculaire sur la scène tel qu’un chef d’orchestre gesticulant ou les visages concentrés des interprètes – se suffit-il à lui-même ? En quoi est-il différent de l’expérience que l’on peut faire à la maison, face à une très bonne installation audio mariée à d’excellentes enceintes spatialisées ? Au-delà de la question de savoir si l’ordinateur imite les humains avec assez de crédit – qui est une question peu intéressante car trop liée à des considérations techniques d’ici et de maintenant – existe la question plus profonde et philosophiquement plus large de savoir ce que l’on vient chercher à un concert. La réponse proposée ici est, justement, le pur vécu musical, c’est-à- dire la musique – et elle seule – déployée à une échelle telle qu’elle devient une expérience physique, corporelle, de grande envergure, un phénomène (cf. S. Celibidache et la phénoménologie de la musique), une masse sonore vivante et organique ; comme dans un concert traditionnel « à l’ancienne », mais sans humains sur la scène, sans spectacle visuel. Grâce aux haut-parleurs on peut virtuellement installer un orchestre là où il n’y aurait logistiquement pas assez de place, c’est d’ailleurs ce qui va arriver avec ce projet. Le système virtuel est-il alors simplement un palliatif au manque de moyens financiers (imaginons le coût du même concert avec des interprètes en chair eten os) ou logistiques (le manque de place) ? Ou vivons-nous aujourd’hui la réalisation d’un rêve tel que celui qu’avait Wagner en son temps, c’est-à-dire une musique rendue totalement abstraite, dont les sources, pudiques, sont « cachées » comme dans la très fameuse fosse orchestrale de Bayreuth, tant et si bien que les chanteurs se trouvent littéralement « englobés » par la musique et représentent a fortiori tout ce qu’il y a d’humain dans l’œuvre wagnérienne en opposition à la musique alors rendue divine ? Ou, encore, sommes-nous au début d’une espèce de décadence inquiétante qui finira par robotiser les humains et humaniser les machines, un peu à la mode des fondamentalistes transhumanistes ? La question pourra, elle aussi, et malgré sa complexité infinie, être abordée durant le débat.

Le point important sur lequel je tiens à insister est la complémentarité des questions posées : les interrogations autour de la forme musicale ne sont pas les interrogations au sujet du dispositif orchestral ou autour du rituel du concert, même si ensemble elles représentent des interrogations sur le futur de la musique. Il y a donc bien deux niveaux d’intentions différents que j’aimerais ne pas confondre au risque de sortir du domaine purement musical pour entrer dans celui de la performance ou du sound art, domaines avec lesquels je n’ai à priori aucun lien.