Embrase ton quoi
Compte rendu de Velia Ferracini, Lave mes cendres, Genève : Encre fraîche, 2025.
Aquatique et explosif, Lave mes cendres, premier roman de Velia Ferracini après son recueil Les Flaques (2024, Prix de poésie de l’Académie romande), convie à une lecture de brûlure, de libation et de renouveau. Il s’agit, dans ce récit de l’engagement LGBTQI+, de faire la peau au régime patriarcal systémique, historique, canonique, pour faire place aux redéfinitions identitaires hors des assignations.
L’ouverture fictionnelle est celle de la mort de Martha, suicidée, que l’on découvre par la voix de son époux, écrivain, comme un point final donné aux carcans, aux « cases […] cages » (p. 17). Elle marque, en quinconce, les débuts d’une autre destinée : « sa petite fille, devenue adolescente, lui annonçait qu’elle était un garçon » (p. 12). Dans cette famille d’ascendance islandaise vivant en France, la transidentité vient bouleverser la normativité carcérale, qui échoue à rendre heureux : l’enfant ne se reconnaît pas dans le genre féminin dans lequel on l’enferme.
Entre prose et versification, la filiation, à la fois interrompue et renouvelée, se spatialise et prend ainsi un autre espace ou une autre dimension, tandis que les passages rimés au sein de la prose dans une esthétique de slam lient les signes, même contradictoires. Dans ce style foisonnant, les voix et les points de vue se croisent en alternance : tantôt l’époux et père écrivain prend la parole, tantôt l’on découvre la voix du garçon trans, et, enfin, celle d’une jeune fille vivant dans la campagne islandaise, « dans le hameau de Holt » (p. 105).
L’histoire familiale prend un tournant à partir d’un voyage qu’entreprennent père et enfant : de Paris, ils cheminent tous deux jusqu’aux confins de l’Europe, pour rejoindre un nœud ombilical, la maison d’enfance de la défunte mère en Islande. Dans cette cartographie européenne, le volcan Eyjafjallajökull encadre les sociabilités et rythme les existences – « La lave surgit, je suis barbouillée de colère. Elle monte en moi, je la sens bouillir […] » (p. 28) –, la « forêt-cachette », « espace intime », scelle les liens (p. 119), et les cascades convoquent les morts pour soigner la tristesse : « Sa respiration se calque sur le flux violoncelle et il se met à distinguer une forme vivante, émergeant de l’avalanche d’eau. Drapée de dentelles d’un bleu dramatique, elle verse des larmes souterraines qui plongent en flèche dans la rivière pastel » (p. 167). Le garçon trans et la jeune fille se rencontrent en amitié pour lutter ensemble contre les discriminations de genre. « Écrire, /C’est pour les hommes » (p. 135), affirme le frère de la jeune fille qui aspire à être écrivaine, trop créative pour les entraves misogynes.
Pointe l’antagoniste principal : dans les deux généalogies respectives un terreau d’usages violents mine les relations. La jeune fille islandaise est grugée par son frère, qui la convoite incestuellement : « L’isolement de notre village a signé mon arrêt de mort. Et il se fiche que son désir soit hérésie, je ne suis qu’une pièce de charcuterie, un corps acquis qui provoque le premier essor de sa nature fleurie. //Et l’épouvante me saisit. Me détruit » (p. 129). On mesure la richesse des procédés – en plus de ce qui précède, on trouve trace d’une écriture diaristique (p. 14, 27, 34, 176…), des acrostiches (p. 144-145) – à la recherche de solutions pour résorber les violences systémiques, comme tant de protestations à l’égard des mœurs sexistes. En jouant avec la langue et ses potentialités mimologiques, l’autrice interroge la « nature », des êtres humains, de la sexuation au genre, et des êtres environnementaux, dans leur propension à façonner la vie humaine, à l’instar de l’élémentaire aquatique évoqué plus haut : dans les cascades émerge un dialogue entre l’enfant trans endeuillé et la mère absente, faisant place à une réflexion sur le « coming out » (p. 171). D’ailleurs, ce ne sont pas les prénoms qui priment – il n’y a que Martha qui ait une identité fixe – mais les pronoms et plus particulièrement la mixité pronominale (« iel », « elleux »), remotivant poétiquement l’appréhension des genres.
Les ruptures avec l’ancien monde – la jeune fille fuit à la ville de Reykjavik (p. 173), le père reconnaît le genre masculin de « son fils » (p. 217-223) – permettent de consolider les liens d’amour filial et amical en dehors des cadres normatifs, résorbant les blessures. S’illustre alors une parentalité idéale, contrastant avec le rejet morbide de la mère.
Alicia Schmid