
La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause, 1955), le quatorzième film de Nicholas Ray, et second long-métrage en technicolor, rencontre un franc succès, non seulement grâce, ou à cause, de la mort prématurée de son interprète James Dean – Jim Stark – mais aussi par sa façon de dépeindre le conflit de la jeunesse désabusée en rupture totale avec ses aînés dans l’Amérique d’Eisenhower. La protestation est mise en scène par le travail de la couleur – rendu possible par l’usage de la Warnercolor (Eastmancolor) – et par les costumes de Moss Mabry [1] (1918-2016). À la suite de multiples observations de jeunes au lycée et la reproduction de leurs habits [2], Mabry rend possible aux acteurs d’incarner et d’exacerber la rupture. Jusqu’alors, la jeunesse n’était que l’ombre de leurs aînés, voués à porter les répliques de leurs accoutrements, sans représentation au cinéma. La transgression maximale vestimentaire se reflétait par le port du perfecto, du jeans et du t-shirt blanc [3]. Dans La Fureur de vivre, elle va au-delà. Le conflit de générations se visualise par le port du perfecto et des jeans, mais surtout par des couleurs synonymes de protestation. Les multiples plans généraux présentent les lycéens comme une foule multicolore. Les couleurs – en particulier celles fortes, vives, communément associées à la féminité – sont cette fois transgressives et d’une certaine façon unisexes. De plus, les toilettes des teenagers sont débraillées : rejet de la cravate, chemise froissée, col déboutonné, t-shirt blanc moulant [4], perfecto, chaussettes dépareillées et port de ballerines [5].
Les couleurs vives définies plus haut comme implicitement transgressives se cristallisent dans le film essentiellement sur le rouge. Couleur primaire et forte en symbolique, elle est à la fois celle du feu, du sang, de la sexualité et de la rébellion [6]. Cette couleur ambivalente relie à travers tout le film les trois principaux protagonistes : Jim (James Dean), Judy (Natalie Wood) et Plato (Sal Mineo). Tous trois ne sont pas uniquement des outsiders par les conflits les opposant à leurs parents, mais aussi par les couleurs qu’ils arborent et qui les distinguent de ceux-ci exprimant implicitement la sexualisation [7] et explicitement la rébellion. Le rouge est arboré par chacun-e aux moments où il.elle est à la fois le plus fragile et au summum de sa rébellion.
Prenons pour premier exemple Judy. À la suite du générique, elle vient tout juste de fuir de chez elle et a été embarquée par la police. À cet instant, elle est toute de rouge vêtue, jusqu’au rouge de ses lèvres, ce qui permet de la distinguer dans le grand espace du commissariat et, aussi, de rendre compte de son état émotionnel. Ses sentiments sont confus, elle a fui son domicile à la suite du rejet de son père qui ne la voit désormais plus comme une petite fille, mais comme une femme et donc ne nécessite plus l’affection d’antan – sexualisation. Le lendemain, afin de marquer son appartenance à la bande et son opposition aux aînés, elle revêt encore quelques nuances rouges – foulard et rouge à lèvres. Sa palette d’habits et de rouge à lèvres va néanmoins en s’éclaircissant (devenant plus pâles), jusqu’à devenir aussi pâles que celle des adultes.
Deuxièmement, Jim Stark se démarque non seulement par sa gestuelle incarnant la souffrance, mais aussi par son habillement. Dès les premières scènes, au commissariat de police, il est différent. Si, à premier abord, il semble habillé dans les mêmes teintes que son entourage, il porte néanmoins une chemise froissée, le col à demi relevé et une cravate bordeaux desserrée. Le lendemain, il rejette la cravate en sortant de chez lui et il apparaît vêtu dans les teintes opposées de la bande de Buzz (Corey Allen). Jusqu’à ce moment, la transgression était tout au plus représentée par le port du perfecto et du jeans. Moss Mabry va au-delà dans la création du costume de Jim. Au jeans, originellement associé à la classe ouvrière, il associe le t-shirt blanc, les bottes de motard et par-dessus tout un blouson rouge sang. Il est habillé de la sorte le soir où il concourt contre Buzz lors de la chickie run et que celui-ci trouve la mort. Tous sont vêtus de noir, se fondant dans la nuit, alors que Jim, lui, tranche avec son blouson écarlate. Cette même nuit Jim se confronte violemment à ses parents pour aller dénoncer le tragique accident. À l’aube, il cède son blouson à Plato, qui fera face à une fin tragique.
Troisièmement, Plato, jeune garçon à l’écart de la société, rejeté à la fois par son père, sa mère et ses camarades. Ce rejet est, à de nombreuses reprises interprétées comme dû à son homosexualité – implicite –, une orientation sexuelle en-dehors de la norme. Ce pour quoi il désire se fondre dans la masse, s’effacer afin d’être oublié. Un signe fort subsiste, la paire de chaussettes dépareillée rouge et verte que Plato porte lors de sa dernière nuit, détail à la fois distinctif et unificateur des outsiders, Jim et Judy. C’est dans son ultime refus de capitulation que Plato trouve la mort. Il est vêtu du blouson rouge que Jim lui a remis quelques minutes plus tôt, lorsqu’il essayait de rassurer Plato en lui expliquant qu’ils ne l’ont pas abandonné. Dans un acte de bienveillance, faisant écho à leur première rencontre, il lui propose à nouveau son blouson pour l’apaiser. Il le saisit, le touche, le sent et le met. Finalement, lorsqu’il est abattu par un tir de policier, Jim vient lui fermer sa veste comme ultime acte d’affection et se fait recouvrir par la veste de son père qui l’aide à se relever.
Si les outsiders, Jim, Judy et Plato tentent tant bien que mal de s’affranchir de leurs aînés par l’habillement et le port du rouge durant une grande partie de l’œuvre cinématographique, Jim et Judy finiront par s’assimiler à la palette de couleurs de leurs aînés. Judy qui en ouverture est toute vêtue de rouge, couleur subversive par ses multiples symboliques, finit par revêtir des couleurs plus pâles, plus sages, moins tape-à-l’œil. Jim en renonçant à son blouson en l’offrant à Plato s’assagit. Opportunité qui ne sera pas offerte à Plato, trouvant la mort dans son ultime acte de rébellion, vêtu du blouson rouge.
En conclusion, le rouge porté par les trois principaux protagonistes au sein du film cristallise à différents instants le summum de leur rébellion. Deux finissent pourtant par y renoncer. À la fin, Judy et Jim, vêtus de couleurs plus conventionnelles, acceptent implicitement d’entrer dans l’âge adulte et d’intégrer le moule de la société. Dans le dernier plan, cadré à la poitrine, ils incarnent le miroir des parents de Jim Stark. Dans le cas de Plato, c’est de rouge vêtu qu’il perd la vie. Trop excentrique, trop différent, une nouvelle opportunité ne lui est pas accordée par la société.
Alana Guarino Giner (03/08/2021)
[1] Douglas L. Rathgeb, The making of « Rebel Without a cause », London, Jefferson N.C., McFarland & Co., 2004, p. 185.
[2] Ibid., p. 102.
[3] Représentation très récente et rare, c’est particulièrement le cas dans L’Équipée sauvage (The Wild One, László Benedek, 1953).
[4] À l’époque en question, le t-shirt blanc est encore associé aux sous-vêtements, le porter sans un par-dessus, sans chemise, est assimilé à la fois à de la provocation et à de la décontraction comme déjà observé avec Stanley Kowalski dans Un tramway nommé désir (À Streetcar Named Desire, Elia Kazan, 1951), incarné par Marlon Brando. Cf. Denis Bruna, Chloé Demey, Histoire des modes et du vêtement, du moyen âge au XXIe siècle, Editions Textuel, Paris, 2018, p. 397.
[5] Les ballerines ne sont pas dans l’usage courant des femmes ou même des jeunes filles, mais tendent à le devenir. C’est une forme de libération permettant de se mouvoir et de danser plus aisément. Judy par exemple lorsqu’elle semble s’être assagie la nuit suivant son arrestation au commissariat porte à nouveau de petits talons.
[6] Michel Pastoureau, Dominique Simonnet, Le petit livre des couleurs, Editions du Seuil, Paris, 2015, p. 33.
[7] Ibid., pp. 33-35.