Compte rendu de Jim Shepard, Le Maître des miniatures [2011], traduit de l’anglais par Hélène Papot, Genève, Zoé, coll. « Poche », 2025.
Les éditions Zoé publient au format poche une nouvelle traduction, signée Hélène Papot, d’un court récit de l’écrivain étasunien Jim Shepard, sorti en 2011 en langue originale. Le Maître des miniatures relate la trajectoire du spécialiste japonais des effets spéciaux Eiji Tsubuyara, engagé au début des années 1950 par la mythique compagnie de production Tōhō pour donner vie à la créature centrale de Gojira, projet de film qui deviendra Godzilla à sa sortie aux États-Unis et considéré aujourd’hui comme l’un des plus importants films de monstres de l’histoire du cinéma.
Dans une langue pudique et d’apparence factuelle évoquant une certaine tradition narrative japonaise, l’auteur relate en parallèle les différentes étapes d’un immense défi cinématographique – Tsubuyara affirme avoir besoin de plusieurs années pour façonner le monstre, ses producteurs ne lui accordent que quatre mois – et la trajectoire personnelle de cet homme.
D’une part, le roman propose une plongée passionnante dans le contexte historique d’une société japonaise marquée par une guerre meurtrière dont l’industrie cinématographique se fait le reflet : la destruction de la ville par Gojira évoque en effet par la bande les bombes nucléaires larguées sur Nagasaki et Hiroshima. On peut également voir sous la plume de Shepard une belle déclaration d’amour au cinéma et à ses artisans, tant il s’attelle à décrire en détail, et avec une pointe d’humour bienvenue, les différents moments de la fabrication d’un film, de la première ébauche de scénario « insipide » impliquant « une créature insignifiante, proche du dauphin, n’attaquant que les bateaux de pêche » (28) à la première projection du long métrage où « des spectateurs plus âgés quittèrent la salle en larmes » (82), en passant par la fabrication d’une maquette de la ville à l’échelle 1/25 pour permettre à un acteur en costume d’y paraître gigantesque.
D’autre part, Shepard brosse le portrait poignant d’un homme obsédé par son travail, qui délaisse peu à peu l’éducation de ses fils et son épouse Masano, dont il se demande dès les premières lignes du texte « s’il excellait à lui faire de la peine par inadvertance ou volontairement » (3). Le récit fait ainsi s’alterner descriptions des étapes de la réalisation du long métrage, scènes de la vie de famille du « maître des miniatures » et réminiscences de moments de son passé. On découvre ainsi au fil des pages l’origine, dans son enfance, de sa passion pour les maquettes, le choc qu’a constitué pour lui et son épouse la mort prématurée de leur fille ou encore le traumatisme profond causé par la disparition de son père au cœur d’un violent incendie.
En définitive, le film-catastrophe sur lequel le protagoniste travaille sans relâche, dont le processus de réalisation constitue l’armature du roman, reflète à la fois un traumatisme collectif et l’état intérieur d’un homme rongé par un monstre intérieur, fait de douleur enfouie plutôt que du caoutchouc et de la toile peinte du costume de Gojira. Ce n’est ainsi probablement pas un hasard si Tsubuyara est « particulièrement fier des plans du port la nuit qui précède l’irruption de la créature hors de l’eau : le silence, partout le long de la mer. Le silence semblable au tonnerre » (78). C’est en effet un vide profond, un bruyant silence, que le protagoniste tente en vain de combler en consacrant tout son temps à ce monstre voué, lui aussi, à ne laisser derrière lui qu’une absence lourde de sens.
Noé Maggetti