We Live in Time : discordance des temps (critique)

©DCM Film Distribution

Avertissement : cet article dévoile des éléments de l’intrigue.

We Live in Time n’est pas un film à flashbacks, c’est un voyage dans le temps sans machine pour le remonter, ni passager pour en porter le récit. Du réalisateur irlandais John Crowley, à qui l’on doit le charmant Brooklyn (2015), et l’adaptation moins heureuse du Chardonneret de Donna Tartt (2019), le mélodrame déstabilise d’emblée par la structure de son récit. Nul souvenir ne justifie en effet l’alternance entre les fragments d’une relation s’étalant sur une décennie : les incursions du passé dans le présent du couple, formé par Almut (Florence Pugh) et Tobias (Andrew Garfield), ne servent en apparence qu’à en reconstruire la chronologie ; d’une rencontre sous de piètres auspices (une collision et un passage à l’hôpital, déjà) à l’accouchement d’Almut.

S’il est bien question de temps dans We Live in Time, c’est pour souligner la nécessité de vivre « l’amour au présent » (son titre en français) : parce qu’elle engage les protagonistes dans une temporalité diversement ressentie – l’urgence – la récidive du cancer d’Almut, annoncée au début du film, unit moins le couple dans son éthos vaguement épicurien, qu’il ne le déchire dans ses modalités d’application. Pour la cheffe étoilée qu’est Almut, ce sursis représente peut-être la dernière opportunité de transcender sa vie terrestre ; opportunité qui se présente bientôt sous la forme d’un prestigieux concours gastronomique, auquel elle participe dans l’espoir de léguer à sa fille autre chose que le souvenir d’une « mère morte ». A l’inverse, Tobias, dont l’emploi plus modeste permet l’épanouissement domestique, enjoint Almut de suivre un nouveau traitement, afin de ménager l’avenir dans lequel il désire l’épouser. D’une part, le temps est compté à rebours d’un objectif qui reste à atteindre ; de l’autre, il est dilaté au nom d’un bonheur qui reste à venir.

Deux temporalités, donc, mais un seul maître des horloges : si le regard se porte initialement sur l’activité matinale d’Almut – footing et omelette à base d’œufs du poulailler – le premier embrayage temporel s’articule autour de Tobias (tout comme les suivants). Tobias, dont le désir de famille nucléaire organise dès lors le récit. Tobias, dont le chronomètre ponctue les séquences elliptiques des contractions d’Almut, où le dialogue s’efface au profit de la partition ouatée de Bryce Dessner. Tobias, qui se fait la voix des médecins de sa compagne, le métronome de ses humeurs, le balancier de son horloge biologique.

Il y a quelque chose de pernicieux à signaler l’autonomie d’Almut (à travers sa profession, sa bisexualité) pour la neutraliser, à chacun de ses revirements, par une mise à l’épreuve et à disposition de son corps. De plus pernicieux, encore, à désigner cette autonomie comme cause de défaillance parentale : absorbée par la préparation du concours, Almut oublie d’aller chercher sa fille à l’école, dans une scène où le suspense opère à ses dépens. C’est que l’inversion des rôles de genre recèle un schéma narratif conventionnel, où les conflits de la protagoniste se résolvent nécessairement par son retour dans le giron domestique. Une « mère morte », c’est toujours une femme ayant accompli son devoir procréatif – le motif des œufs du poulailler est à ce titre loin d’être anodin.

La déchronologie n’est donc pas une coquetterie de montage, elle est au service d’un discours : We Live in Time formalise le contrôle diffus exercé sur le corps féminin, dont la transformation donne à voir l’alternance entre les différentes époques du récit (la frange des débuts, le ventre arrondi, le crâne rasé), tandis que le corps masculin varie à peine ; adorné d’une paire de lunettes comme pour situer, si besoin était encore, le point de vue du film. L’un bat la mesure, l’autre la subit ; et la verticalité ainsi induite gâche la belle alchimie entre les deux acteur·ices réunis pour la première fois à l’écran. C’est tout le paradoxe de We Live in Time que de tisser le récit d’un couple refusant de se soumettre aux aléas du temps, pour faire du temps à la fois l’instrument et le signe de sa discorde. Assujetti à la narration, le féminin se fractionne ; le masculin, lui, se conjugue toujours au présent.

Dimitri Nouveau (01.01.2025)


We Live In Time

  • Réalisation : John Crowley
  • Pays de production : France, Royaume-Uni
  • Genre : comédie dramatique
  • Acteurices : Florence Pugh, Andrew Garfield, Adam James
  • Durée : 1h47