NIFFF, jour 3 : du Rifffifffi à Neuchâtel

[04/07/2022]

Troisième jour de visionnage intense de films pour nos deux ciné-aquario-philes du dimanche. Au programme : conflit politique en Tunisie, fœtus pourri et émerveillement du futur.

Ashkal de Youssef Chebbi (compétition internationale)

Ashkal (« formes, structures ») est le premier long métrage de fiction de Youssef Chebbi, déjà auteur d’un documentaire, Babylon, et de deux courts métrages sélectionnés dans divers festivals. Présenté à la quinzaine des réalisateurs à Cannes, ce polar mêle avec brio l’horreur de l’inexplicable et celle bien tangible des troubles politiques suivant la révolution tunisienne du printemps arabe.

Des pylônes de béton nus et tagués, des structures d’acier laissées à la rouille, des champs en friche compartimentés par des containers et de petites guérites de gardiens, voilà ce qui devenait devenir un quartier riche, les Jardins de Carthage, et qui n’est plus qu’un squelette abandonné. Dans un de ces immeubles, un gardien s’immole, geste rappelant celui ayant lancé la révolution. Deux policiers, Fatma (Fatma Oussaifi) et Batal (Mohamed Grayaâ), tentent de comprendre ce qui s’est réellement passé tandis que leurs collègues veulent rapidement conclure au suicide.

Le film est hypnotisant, tant les déambulations de Fatma dans ces grandes structures avortées construisent une plongée visuelle coincée entre ce qui devait advenir et n’est plus, et ce qu’il reste à construire. Le thème de l’immolation donne une direction lumineuse et visuelle, faisant d’un geste le symbole prométhéen d’une révolution, mais également celui laissant la trace de la souffrance. Traces sur le monde, foyers noirs ponctuant le paysage urbain et traces sur le corps, fondu et cicatrisé, mais marqué à jamais.

La quête de coupable devient une quête de vérité, et celle-ci est assombrie par le contexte politique. Alors qu’une commission commence à écouter les témoins pour monter des dossiers contre les anciens collaborateurs du régime de Ben Ali, les luttes internes dans la police pour garder ces secrets dans l’ombre croisent l’enquête de nos deux personnages.

Ce film, dont la dimension fantastique émerge petit à petit des braises attisées par nos inspecteurs, laisse une marque dans l’esprit, par son atmosphère ténébreuse où la lumière est signe de mort. Nul besoin de connaître la politique tunisienne et son histoire, le film permet d’en saisir les enjeux. Avec une expérience sensorielle et une réflexion profonde, on retrouve ici la marque des grands polars.

Baptiste


Huesera de Michelle Garza Cervera (compétition internationale)

Valeria mène une idéale. Elle s’épanouit dans son métier de charpentière et dans son couple avec Raul. Leur bonheur est complet le jour où Valeria tombe enceinte. Au fur et à mesure que la grossesse avance, des évènements surnaturels se produisent dans la vie de Valeria. Ni sa famille ni Raul ne prennent au sérieux ses visions, ce qui pousse Valeria dans un dangereux complexe d’identité. Alors que le mal s’intensifie et menace la vie du bébé et de sa mère, Valeria cherche d’autres soutiens, en les personnes de sa tante, elle aussi marginalisée dans la famille, et de son ancienne amante, Octavia. Par le biais de ses communautés de femmes, Valeria essayera de se débarrasser de son mal en suivant des rituels traditionnels.

Dans son premier long métrage, la réalisatrice Michelle Garca Cervera explore le folklore et les rites autour du mythe de la Huesera, figure populaire mexicaine, aussi connue sous le nom de « la femme os ». S’appropriant cette figure et la transposant au goût du jour, Garca Cervera attaque l’un des tabous modernes de la maternité : une mère peut-elle ne plus vouloir de son enfant ? Au cours du film, Valeria passe par de nombreuses phases de doutes. Et là où toute sa famille se concentre uniquement sur la santé du fœtus, le film choisit de suivre plutôt le développement de Valeria, négligée par ses proches. Cet abandon la mène à remettre en question sa place dans sa famille vis-à-vis de ce futur bébé, qui semble lui prendre petit à petit son identité.

Huesera réussit à créer un lien d’empathie fort avec sa protagoniste, en dressant un portrait intime de Valeria, sans en imposer les préjugés familiaux ou religieux que représente son entourage. Les communautés marginalisées de femmes punks, lesbiennes ou sorcières dépeintes dans le film agissent de la même manière envers Valeria ; offrant un espace à cette dernière pour exprimer ses angoisses et ses doutes, tout en recevant une écoute et de l’attention. Huesera, à travers et à l’image de Valeria et des autres femmes qu’il présente, est un film complet, n’hésitant pas à piocher dans divers registres (horreur, folk, thriller) ou imaginaires pour avancer son récit. Ce qui le rend à la fois pluriel et crée en même temps une cohésion à travers tout le film, allant jusqu’au bout de ses idées.  

Alex


Vesper de Kristina Buožytė & Bruno Samper (compétition internationale)

Vesper est le second long métrage de Kristina Buozyte après Vanishing Waves (2012), et le second long métrage de science-fiction de l’histoire de Lituanie. Son association avec le spécialiste d’effets spéciaux Bruno Samper pour la réalisation nous offre ici un conte post-apocalyptique touchant dans un monde intriguant.

Vesper est une jeune fille vivant seule avec son père, retranchée dans une petite maison dans les bois. Mais le monde de Vesper est celui d’après, quand les recherches de l’homme en génétiques et ses industries auront tué la nature et que ce que nous connaissons se sera effondré. Dans cet univers, les citadelles, forteresses de privilégiés, sont un lointain rêve pour cette gamine courant les bois. Elle a pour atout son génie en bio-ingénierie, et une rencontre, qui marquera la fin de son quotidien.

Si l’histoire et les enjeux du film ne semblent pas neufs aux habitué·es de science-fiction, il les traite avec une justesse et une beauté qui méritent qu’on s’y attarde. Les manipulations génétiques donnent naissance à une flore captivante et ne proposent pas une caricature manichéenne de morale sur le sujet. C’est la douceur et la noblesse des intentions qui prévaut, qualités que l’actrice Raffiella Chapman nous communique avec une justesse touchante.

Évitant avec aisance tous les pièges de la science-fiction au cinéma, Vesper réussit à nous projeter dans un monde immense et riche sans que le voyage soit trop abrupt ni indigeste. Dévoilant ses mystères un à un, avec parcimonie et équilibre, l’univers présenté dans Bouzyte et Samper est toujours captivant ; le tout porté par une musique non moins parcimonieuse et pertinente. Ce voyage dans un monde différent peut bien évidemment nous inviter à réfléchir sur le nôtre, mais ce n’est pas une nécessité tant cette exploration suscite ce qui constitue l’essence de la science-fiction, l’émerveillement.

Baptiste & Alex