
Tel qu’un épisode apocryphe et très tardif de Paris vu par… (1965), le célèbre film à sketches réalisé à plusieurs mains par quelques-uns des réalisateurs les plus en vue de la Nouvelle Vague (Chabrol, Rohmer, Godard,…) qui filmèrent chacun une histoire dans un quartier différent de la Ville Lumière. Les Olympiades, le nouveau film de Jacques Audiard, tire son décor ainsi que son titre d’un quartier de Paris, ce 13ème arrondissement qui, selon le réalisateur, se différencie du reste du centre-ville (de son côté trop « muséal » et difficile à filmer) par sa modernité architecturale et son multiculturalisme. Cela permet à la caméra de planer sur les hautes tours du quartier au début du film en créant une belle, aérée et dynamique séquence où la verticalisation de l’espace se fait protagoniste. Néanmoins, cette séquence inaugurale (qui n’est pas sans rappeler l’ouverture analogue de Manhattan (1979) de Woody Allen, notamment à cause de l’utilisation du noir et blanc) demeure assez isolée par rapport au bloc narratif du reste du film. En effet, si l’esprit du quartier est censé parcourir le long-métrage, cela se fait plutôt au niveau de son multiculturalisme, tandis que ses rues, ses places et ses bâtiments ne sont que très peu explorés et ne prennent donc pas vraiment de signification ultérieure, le film préférant se focaliser sur les personnages et sur une histoire qui pourrait se passer ailleurs.
Inspiré par trois nouvelles de l’auteur américain de bande dessinée Adrian Tomine, le film d’Audiard suit les vicissitudes amoureuses et professionnelles de trois jeunes de différentes ethnies : il s’agit d’Emilie, d’origine chinoise, diplômée de Sciences Po, mais enchaînant les petits boulots ; Camille, homme noir et professeur en train de préparer une agrégation ; et Nora, une jeune femme blanche fraîchement arrivée de Bordeaux pour reprendre ses études à Paris. Si Emilie s’éprend immédiatement de Camille, celui-ci flotte entre elle et Nora, tandis que cette dernière tombe sous l’emprise d’Amber, une camgirl avec laquelle elle devient de plus en plus proche…
On se trouve donc face à une sorte de « conte moral » sur le thème de l’amour, comme ceux réalisés par Éric Rohmer il y a près de cinquante ans ? Pas vraiment. Car, contrairement à Rohmer, Audiard ne se préoccupe pas de donner à cette œuvre un substrat philosophique conscient ou un système d’ordre moral qui puisse servir de contrepoids à la fois poétique et analytique aux événements qui se déroulent à l’écran. En effet, les personnages des Olympiades traversent la vie dans un état très flou : sans authentique direction dans leurs vies, ils semblent guidés plutôt par une instinctivité puissante et pulsionnelle. Pourtant, cette situation – si facilement attribuable, à première vue, à une sorte de vide existentiel – ne semble quasiment pas faire l’objet d’une analyse critique de la part du réalisateur. Le film choisit plutôt de parcourir la même route d’une grande partie du cinéma moyen contemporain, qui semble chercher sa validation dans la simple représentation d’une vie quotidienne décrite dans son état ordinaire et, d’une certaine manière, exaltée en tant que telle, même si le discours du film, demeurant superficiel, n’appuie pas cette exaltation.
En d’autres mots, des vicissitudes comme celles décrites dans le film d’Audiard pourraient ouvrir la porte à des significations plus profondes seulement si les personnages avaient eu une portée symbolique ; cela aurait demandé à l’auteur de s’éloigner de la signification immédiate de son récit pour en chercher d’autres, peut-être sociologiquement moins à la mode, mais plus ambitieuses au niveau artistique. Pourtant, la vie un peu anonyme et sans intérêt de ses personnages semble constituer l’unique centre d’intérêt d’Audiard, en lien – peut-être inconsciemment – avec la présomption et l’égocentrisme typiques de la bourgeoisie moyenne. Il n’y a rien, dans le film, qui laisse supposer qu’on puisse avoir d’autres horizons, d’autres manières de vivre, en dehors de celles convoitées par le nombrilisme des personnages. Aucune mise en discussion, et donc aucune dialectique artistique, ne semble possible : par conséquent, l’ambition suprême du film reste celle de parler à un cercle restreint de personnes – en les amenant, par expérience de vie ou similarités ethnico-sociologiques, à s’identifier émotionnellement avec l’un des personnages. Nabokov disait que la pire chose en littérature est la recherche de l’identification à l’un des personnages d’un livre. La même chose peut être affirmée dans le cas d’un film, si le but unique d’une œuvre consiste dans l’atteinte d’une telle identification.
Cette tentative de rassurer le public avec ce type d’identification immédiate à ce qu’il voit sur l’écran (soit la plus fade des banalités) révèle beaucoup de choses sur le narcissisme et les fragilités de notre époque : le besoin de voir sa propre individualité flattée, la peur profonde d’une analyse critique des limites de nos existences. En effet, les insatisfactions dans les vies de ces trois personnages qui émergent au cours du récit demeurent temporaires et un happy ending providentiel et peu crédible permet d’évacuer les drames potentiels de l’intrigue. Une fois cela fait, le film a accompli sa tâche et peut se conclure.
C’est bien dommage, car il faut certainement reconnaître à Les Olympiades une technique cinématographique bien supérieure à celle du film français moyen d’aujourd’hui. Audiard arrive à imprimer à de nombreuses séquences un dynamisme et une légèreté enviables, avec des mouvements de caméra rapides et un montage particulièrement fluide qui alterne habilement des moments naturalistes avec d’autres aux saveurs plus oniriques (mais qui ne s’éloignent pas, malheureusement, de la logique flatteuse du film envers à la fois ses personnages et le public qui est censé s’y identifier). Parmi les interprètes, la meilleure est Lucie Zhang, incarnant une Emilie très fraîche et spontanée, face à Makita Samba (Camille) et Noémie Merlant (Nora), plus conventionnels, dans leurs rôles respectifs.
Pietro Guarato (01/12/2021)
Les Olympiades
Réalisation : Jacques Audiard
Scénario : Jacques Audiard, Céline Sciamma et Léa Mysius, d’après la bande dessinée Les Intrus d’Adrian Tomine
Interprétation : Lucie Zhang, Makita Samba, Noémie Merlant, Jehnny Beth
Photographie : Paul Guilhaume
Montage : Juliette Welfling
Musique : Rone
Société de production : Page 114
Pays de production : France
Sortie le 3 novembre 2021