« Emily in Paris » ou les Charybde et Scylla transatlantiques : L’intégration d’une influenceuse américaine au sein de la bourgeoisie exclusive française.

Lily Collins dans Emily in Paris (Darren Star, 2020).

Comme Amélie Poulain nous présentait l’image d’un Montmartre fantasmé, d’un Paris de carte postale disneylandisé, sans divisions sociales, d’un lieu parfaitement pacifié qu’on croirait construit pour permettre les plus belles envolées lyriques (grande ironie lorsqu’on sait, par exemple, que le sacré-cœur a été construit comme un signe de triomphe après l’écrasement de la Commune) ; Emily in Paris reproduit la vision d’un Paris fétiche de la classe dominante, en plus d’en faire la promotion marketing abjecte à des fins purement mercantiles.

Premièrement, au niveau des lieux, la série ne quitte jamais les beaux quartiers, à l’exception d’une scène en boîte de nuit dans le onzième et d’une excursion dans un château en Champagne, la majorité des scènes se déroule entre les 8ème et 5ème arrondissements : Place du Panthéon, jardins du Luxembourg, place Vendôme, Opéra Garnier, Grand Palais, etc… Sans quitter la petite couronne parisienne, la série aurait tout de même pu montrer d’autres facettes de Paris, comme le treizième arrondissement et ses grands ensembles ou les anciens quartiers ouvrier de l’Est parisien. Ce choix délibéré trahit la volonté de présenter un Paris fantasmé, vidé de ses fractures sociales. On montre la vitrine de la classe Bourgeoise en dissimulant sciemment la misère qui a permis sa production et qui permet sa reproduction. Inutile de préciser qu’il n’y aucune manifestation à Paris ; c’est comme si les gilets jaunes n’avaient jamais existé, que le mouvement syndical était aux abonnés absents et que l’espace appartenait littéralement à la classe dominante, à même de privatiser un pont pour un spot publicitaire de parfum quand une occupation du même lieu par des militants du climat leur vaut un bombardement de gaz lacrymogènes.

Mais c’est au niveau de son intrigue qu’Emily in Paris trahit d’autant mieux l’idéologie mortifère qui la traverse. Emily, jeune femme ambitieuse travaillant à Chicago, profite de l’opportunité résultant de la grossesse d’une collègue pour prendre sa place d’un an comme chargée de promotion dans une boîte publicitaire huppée parisienne. Elle voit cet épisode comme étant un « boost » à sa carrière, et ce malgré le fait qu’elle ne parle pas français. La série exploitera par la suite à de multiples reprises ce ressort comique, confrontant en apparence les velléités hégémoniques de l’américaine à la réalité française. En apparence seulement, car la série ne confronte l’hégémonie atlantique anglophone néo-libérale et son fond de commerce managérial, à celle, tout autant toxique, de l’hégémonie des élites économiques et culturelles françaises, de la bourgeoisie exclusive des beaux quartiers. C’est comme si ce choc des cultures présupposé et caricatural (les français ne travaillent pas avant 10h30, il est impossible de licencier quelqu’un en France) et la mise en perspective de cultures du travail (les Français travaillent pour vivre, les Américains vivent pour travailler selon Emily) différentes n’avait que pour but de penser une jonction des élites qui permette un renforcement local et international de leur influence : utiliser le capital culturel français et ses moyens de distinction pour augmenter les ventes pour les américains et importer, malgré qu’ils y soient au début réfractaires et les techniques de vente des américains pour augmenter leur profit pour les élites bourgeoises en perte de vitesse. L’arc narratif se structure donc en moments de rejet d’Emilie par des élites françaises réactionnaires, en alternance avec des moments d’intégration réussie de ses stratégies d’influenceuse dans leurs plans marketing. Elle sauve ainsi de la morosité et de la monotonie de sa carrière un influent styliste parisien, alors qu’elle conseille une marque de parfum française en termes de représentation des genres pour plaire à un public américain (notons ici qu’une représentation non stéréotypée est utilisée à des fins purement marketing, dirigées vers le marché américain ; questionner le patriarcat équivalent à une opération opportuniste dans un contexte sensibilisé et pas par exemple à un impératif éthique). On notera aussi que le mouvement meToo est absent des consciences françaises, et que, de manière plus générale, le discours critique sur les représentations de genre est un élément culturel américain à importer dans l’essence de la culture française. Ce nivellement du réel à l’impératif d’accroissement du capital financier abstrait et culturel trahit la finalité du dispositif de la série : fétichiser les moyens de distinction des élites et légitimer les inégalités desquelles elles dépendent afin de les romantiser, inégalités dont il s’agit de faire porter la responsabilité à des individus réfractaires, simplement attachés à leur dignité ; de les rendre désirables par la masse pour entretenir une croyance collective forte en la légitimité de l’ordre bourgeois et ainsi en assurer la reproduction pacifique. Si tout le monde peut « y arriver », à l’image de Gabriel le restaurateur « talentueux » à qui un philanthrope parisien offre un prêt en raison de ses capacités culinaires « hors normes » (savoir faire une omelette et un coq au vin) ; ou à l’image d’Emily l’influenceuse qui persévère pour  se faire « sa place » dans un nouveau milieu où elle subira du mobbing puis du harcèlement sexuel au lieu de dénoncer la situation, ou de son amie nounou se rêvant chanteuse et triomphant dans un cabaret grâce à l’aide de ses riches amies lui ayant acheté un temps de scène ; alors nul besoin de se révolter contre les biais systémiques qui tordent l’ordre social ; nul besoin de renverser la bourgeoisie de son piédestal construit sur l’oppression d’une force de travail précarisée. Emily in Paris, en somme, en plus d’invisibiliser les luttes sociales, fait partie d’un ensemble programmatique de dispositifs de pacification, dont l’objectif est l’effacement idéologique de la lutte sociale et de ses possibilités d’actualisation. Elle s’inscrit dans un ensemble de contenus culturels aliénants et hégémoniques, produits par des sociétés de production internationalisées, qui font de la fétichisation de cultures potentiellement dissidentes (comme la culture française, traversée par les luttes syndicales et sociales) des moyens de légitimation d’un ordre dominant supra-national, structuré en classes grâce à des dispositifs de production et de reproduction de capitaux inégalitaires, économiques, symboliques et culturels voire cultuels.

Romain Gapany et Nicolas Freundler (24/11/2020)