« Kursk » – Critique

Il y a des réalisateurs qui changent de points de vue, sans jamais perdre leur objectif, Thomas Vinterberg en fait partie. Ce réalisateur danois, qui fonda avec Lars Von Trier Dogme95, liste de prescriptions visant à rendre plus « brut » l’expérience cinématographique, n’a eu de cesse d’explorer les diverses formes de la communauté humaine :  la famille avec Festen ou Submarino, la collectivité avec La Commune ou La Chasse, les groupements alternatifs avec Les Idiots. La danse des liens sociaux qui se font et se défont anime toute son œuvre. Et à fleur de ce tissu de relations, l’étrangeté, la fragilité de l’harmonie, l’insaisissable malice des hommes… Il semble explorer, comme depuis un traumatisme, les fêlures de l’unité humaine avec une esthétique qui agit comme un sismographe enregistrant la moindre de ses frictions.

Cette fois, son dernier film Kursk nous plonge dans le noyau d’une équipe de marins qui seront les victimes du premier accident militaire du siècle : le naufrage du sous-marin nucléaire russe K-141 Koursk qui ne laissera aucun survivant. On suit la trajectoire du capitaine Mikhail Kalekov, campé par Mathias Schoenaerts, qui arrive à entretenir laconisme et droiture, sans lourdeur ; trajectoire séquencée notamment avec celle de sa femme Tania – interprétée par Léa Seydoux, même si elle manque parfois de foi dans ce qu’elle éprouve et vit –  avec qui il a eu un petit garçon et qui attend le suivant. Le film s’ouvre sur les noces festives et en liesse d’un collègue marin, moment de communion, s’il en est, saisi avec truculence par la caméra curieuse de Anthony Dod Mantle. Après une nuit tendre aux côtés de son épouse, Mikhail Kalekov part pour une mission d’entrainement dans la mer de Barents, avec un équipage soudé. Mais les choses s’enveniment quand la température d’une des torpilles se met à monter inopinément. Celle-ci finira par exploser après un refus de la larguer, de la part du poste de commandement. Le sous-marin pique, heurtant violemment le fond de la mer. Le temps s’accélère : déflagrations, cris gutturaux, courses haletantes. Les marins impuissants, une seconde bombe explose. Puis l’attente, l’attente des ordres, l’attente des décisions politiques, l’attente des secours, l’attente de la mort… Dans ce temps mort, se recréent les habitudes et les fraternités, où l’on oscille entre rire et usure, séparé du monde des vivants par une eau froide et angoissante. À la surface, Tania et les familles des marins ont vent de l’incident et cherchent à trouver des informations auprès d’une administration insensée et kafkaïenne. Le temps compte mais l’appareil étatique s’engrène ; les infrastructures militaires russes sont vétustes et leur commandement échoue à chaque tentative de sauvetage. Dernier espoir, le recours à l’aide américaine. Mais l’ingérence étrangère ne convient pas aux hauts dirigeants qui laissent le temps s’écouler et la mort s’approcher.

Thomas Vinterberg emprunte une tangente plus politique et tente de filmer un fait social total, souhaitant traverser par le médium des émotions, l’entière hiérarchie de l’édifice social. A une échelle macroscopique, il filme les procédés d’information entre puissances, les tergiversations diplomatiques et les cascades des missives administratives ; à une échelle microscopique, ou devrait-on dire intime, l’incompréhension vertigineuses des familles gardées dans le secret par souci de confidentialité et la peur des marins, sporadiquement apaisée par leurs dernières polissonneries – avec une scène vibrante où l’un d’eux se met à raconter la fable d’un ours polaire, se plaignant d’avoir froid – ou la réminiscence de leur foyer, qui les maintiennent en vie.

La force du film est d’être galvanisé par cette tension entre la personnalité des rapports humains, où est essentielle la loyauté et la confiance en chacun, et l’impersonnalité d’une administration gouvernée par des principes froids et une formalité mortifère. La capacité à valoriser la vie humaine semble décroîtreà mesure que l’on monte les échelons hiérarchiques. L’urgence et la promptitude de la catastrophe n’a d’égal que la lenteur diplomatique, et au bout de cette dialectique, une évidence : la mort. Les dirigeants prennent la figure de monstres qui luttent pour l’honneur d’un mot, en l’occurrence, celui de « nation », tandis qu’ils nient l’agonie bien réelle des soldats. On pense à Camus disant « [qu’]à la justice, il préférerait toujours sa mère ». Ce décalage entre l’angoisse concrète des victimes et la formalité cruelle des dirigeants est cristallisée dans une scène, d’ailleurs cadrée avec justesse, dans laquelle une séance d’information dérape lorsque Tania – qui, rappelons-le, est enceinte – et la femme d’un autre marin interrompent le dithyrambe déplacé du colonel sur le corps militaire de son pays. Avec une maîtrise du rythme et de la succession des plans, le réalisateur danois cerne magistralement l’absurdité d’un système vaniteux mais innocente ceux qui le constitue, faisant étinceler l’héroïsme des marins et la dignité de leur femme. De plus, la bande originale ne cède jamais à la mélancolie, mais apporte soutien à la réalité du film. Enfin, son traitement de l’action nous étonne par sa plausibilité et l’eau se révèle être un élément qui lui permet de capter le temps – notamment un long plan-séquence sous l’eau particulièrement asphyxiant –, un temps qui est comme le nerf de cette œuvre.

Romain Borcard (01/11/2018)