« Jurassic World: Fallen Kingdom » – Critique

Pour fonctionner, le cinéma a besoin d’argent, surtout lorsqu’il est une industrie culturelle comme Hollywood. Cet argent s’obtient en bonne partie par l’exploitation des films, en salle déjà, mais aussi dans des supports autres comme le DVD ou Internet, par exemple – ou dans des festivals si le film s’avère être un minimum artistique, mais ne nous éloignons pas trop de notre sujet. Ces longs-métrages doivent ainsi être suffisamment attractifs pour satisfaire un public de masse qui désire être (consciemment ou non) confronté systématiquement aux mêmes clichés représentationnels et aux mêmes artifices narratifs, et pour lequel un soupçon d’originalité est quasi intolérable. Le film hollywoodien traditionnel des cinq-dix dernières années se caractérise en plus par une absence de profondeur des personnages et un univers diégétique plus proche du roman-photo que d’un monde cinématographique immersif ; on fait en effet primer la succession frénétique d’action et d’humour infantile afin de capter incessamment l’attention du spectateur, sans chercher aucunement à lui faire imaginer qu’un tel monde existe, ce qui constitue pourtant le principe même – à la base – de la fiction. Là où une telle méthode était majoritairement cantonnée aux films de séries B sans ambition particulière, elle s’est à présent généralisée dans le cinéma mainstream. Ce Jurassic World en est l’un des exemples les plus prototypiques.

Suite directe du premier opus, Jurassic World : Fallen Kingdom raconte l’histoire de la survivante Claire Dearing, récemment devenue une fervente activiste pour le « droit » des dinosaures, qui se voit proposée par Benjamin Lockwood – l’un des scientifiques ayant recréé ces mêmes dinosaures – de mener une expédition sur l’île où s’est déroulé le premier film afin de capturer les créatures préhistoriques en question. L’objectif est d’envoyer ces derniers dans une sorte d’Utopia où ils pourront vivre en paix, loin de l’espèce humaine. Évidemment, cette aventure ne serait pas envisageable sans qu’Owen Grady (Chris Pratt, donc) ne se joigne à l’expédition, lui qui connaît le métier mieux que quiconque. Toutefois, on le devine aisément, tout ne se déroulera pas comme prévu…

Ne nous méprenons pas : Jurassic Wolrd : Fallen Kingdom n’est pas juste un mauvais film, loin de là ; il est avant tout d’une banalité intersidérale – ce qui est à l’heure d’aujourd’hui, selon moi, encore pire. Visuellement magnifique, le film n’en reste pas moins dépourvu de personnalité et extrêmement classique sur le plan narratif comme sur celui de la mise en scène. Une exception notable est à souligner : celle d’un plan-séquence, assez discret mais tout de même impressionnant, où Grady sauve in extremis deux personnes d’une noyade certaine. C’est la stricte continuité de la bande-image et le placement de la caméra (enfermée avec les personnages qui se débattent, impuissants, contre l’eau qui ne cesse de monter) qui rend possible le caractère si suffoquant de cette scène ; beaucoup de cinéastes, au contraire, auraient préféré une profusion stéréotypiques de plans – qui signifieraient la panique mais ne parviendraient pas viscéralement à la faire ressentir. Cependant, un enrobement esthétique comme celui-ci ne sauve pas le film du naufrage. Outre le fait de pasticher de manière puérile et récurrente le second Jurassic Park de Spielberg – jusque dans son titre –, le film est, plus globalement, une immondice cinématographique. J’aimerai désormais, en trois points, le démontrer plus précisément.

Premièrement, Jurassic World : Fallen Kingdom est un film extrêmement manichéen, contrairement à celui de Spielberg. Arriver à un tel constat est un comble, sachant que le réalisateur des Dents de la mer n’est généralement pas l’un de ceux qui peint le mieux des personnages nuancés dans leurs personnalités et leurs motivations. Dans le film de Bayona, on vire carrément dans un Grand-Guignol pour les enfants, avec des personnages archétypiques jusqu’au ridicule. Le chef des mercenaires – une sorte de Crocodile Dundee facho – en est sans doute le meilleur exemple : il suffit d’un plan de deux ou trois secondes, dans lequel il est présenté en contre-plongée, avec une musique sombre et une grimace digne d’un emoticon, pour comprendre à quel point il est « méchant », même « beaucoup méchant ». Owen Grady n’est pas Owen Grady, c’est Chris Pratt avant tout : la persona de ce dernier s’exprime si fortement qu’on ne peut absolument pas discerner ce rôle de celui de Starlord dans Les Gardiens de la galaxie – Grady, c’est Starlord au pays des dinosaures. Et je ne m’étendrai même pas la pseudo-critique du capitalisme que cherche à faire le film, tant les héros s’inscrivent dans une logique néolibérale purement similaire à celle de leurs ennemis. Tous les personnages sont prévisibles, toutes les trahisons et les retournements scénaristiques de même. Aucun équilibre idéologique n’est cherché : ceux qui ne veulent pas faire partie du WWF des dinosaures sont discursivement discriminés par le film, considérés soit comme des incompétents, soit comme des criminels – des criminels très méchants car très riches, bien entendu. Les dinosaures sont exquisément gentils, les politiciens sont atrocement méchants… et le manichéisme du film est absolument vomitif.

Deuxièmement, Jurassic World : Fallen Kingdom est tellement incohérent narrativement qu’il est strictement impossible de s’immerger dans son univers ; et parler d’incohérence est un sacré euphémisme. Rien, mais rien du tout ne se tient sur le plan scénaristique. Par exemple : pourquoi l’armée, alors que trois ans se sont écoulés depuis les événements du premier film, n’a absolument pas réagi au problème d’un gigantesque monstre marin qui s’est évadé ? On ne le saura sans doute jamais. Ou pourquoi des animaux sauvages vont-ils combattre un t-rex jusqu’à la mort – pour défendre des humains, par ailleurs – alors qu’un volcan est en train de ravager l’île et que la lave s’apprête à les atteindre ? Un tel cliché filmique est acceptable pour des personnages humains (la stupidité ontologique de l’Homme rendant une telle aberration tout à fait croyable), mais l’appliquer à des dinosaures est tout simplement grotesque. On pourrait poser le même genre de questions à chacune des actions exécutées par les personnages, toutes plus idiotes et absurdes les unes les autres. Bayona spectacularise constamment son film et propose quelques idées de mise en scène intéressantes, certes, mais en contrepartie il étouffe le tout dans un magma de fan service gratuit, qui oublie l’aspect survival du Fallen Kingdom de Spielberg pour devenir avant tout une comédie d’action – tellement jusqu’au-boutiste dans sa démarche de formalisation infantile qu’il arrive à oublier ce qu’est la « cohérence diégétique » elle-même. Et le scénario empire encore plus nos observations… J’irai même jusqu’à dire que c’est probablement l’un des blockbusters les plus mal écrits et mal dirigés de ces dernières années (avec le cinquième Pirates des Caraïbes, évidemment, qui est indétrônable en la matière).

Troisièmement – et c’est bien le pire des trois points –, Jurassic World : Fallen Kingdom est un film aseptisé, d’une manière juste inimaginable. Il est fascinant de découvrir que Bayona, dans une interview, a prétendu que son film serait plus « effrayant » que le premier opus ; c’est très clairement de la publicité mensongère. La mort est systématiquement rejetée dans le hors-champ, le sang a disparu ; les dinosaures, eux, s’ils sont évidemment bien modélisés, semblent en revanche incapables d’être létaux pour l’Homme. Il est alors inconcevable de ne pas resonger à Jurassic Park : Fallen Kingdom, et à la peur constante que suscitaient les créatures préhistoriques, de par le simple fait que Spielberg les représentait comme des êtres sauvages et potentiellement dangereux. L’opus pathétique de Bayona, quant à lui, masque constamment les conséquences destructrices (matérielles et humaines) que les dinosaures sont en mesure de provoquer. Pour démontrer cela le plus efficacement possible, il me faut prendre pour exemple la fin du film…

SPOILER – Le paragraphe qui suit (et achève la critique) divulgue la fin du film

Rappelons-le: les dinosaures sont enfermés dans le sous-sol du manoir de Lockwood, et un problème technique survient au niveau du système d’aération. Les « héros » ont alors deux possibilités : laisser mourir les dinosaures, ou les libérer – sachant que nous ne sommes plus sur une île perdue, mais au beau milieu du continent américain. La première solution aurait été originale (et intelligente), car elle aurait montré qu’il faut parfois faire des sacrifices pour le bien de l’humanité; une telle (a)moralité rappelle le Watchmen de Zack Snyder. Évidemment, une fin si idyllique sur le plan scénaristique est inconcevable pour un film autant peu cohérent : les dinosaures sont finalement libérés et se répandent dans le monde, causant des milliers de morts… mais en fait non. Les conséquences d’une telle décision sont thématisées par la séquence finale, mais aseptisée dans leur représentation. Le fait d’avoir sauver les dinosaures (notamment les carnivores) va provoquer un nombre incalculable de morts, c’est absolument logique, mais le film se contente de mettre l’emphase sur la positivité d’une telle décision (car, soi-disant, morale) et sur la future cohabitation (quasi pacifique) des créatures préhistoriques et de l’Homme. Le film de Bayona élude les conséquences réelles de décisions humaines : c’est la morale bien pensante qui triomphe, sans tenir compte de la réalité (alors que le second Jurassic Park de Spielberg affichait explicitement, avec un t-rex seul, les ravages produits). Idéologiquement, le film de Bayona devient presque dangereux. En fin de compte, Jurassic World : Fallen Kingdom, c’est l’équivalent filmique de l’opérateur de drone (ou du kamikaze) : assez couillu pour tuer un nombre incalculable d’innocents, pas assez couillu pour en assumer juridiquement et moralement la responsabilité. Si la comparaison est osée, elle a le mérite de démontrer un point : celle que le cinéma hollywoodien mainstream est le terroriste de l’Art cinématographique.

Michael Wagnières (05/07/2018)