En allant à la projection presse de The Disaster Artist, un questionnement particulier obstruait mes pensées : Comment se fait-il qu’un film parlant de la production de ce que beaucoup de gens ont qualifié hyperboliquement de « pire film de l’histoire du cinéma », The Room, arrive-t-il à susciter autant d’attentes ? Pour répondre à cette question j’ai donc dû me pencher sur un petit historique de ce film « mythique » malgré-lui, dont le visionnage, il y a de cela quelques années, m’avait laissé dans un état émotionnel partagé entre dépression et hilarité.
Pour ceux qui ignoreraient ce qu’est The Room, voilà un rapide résumé, non pas de son scénario car il est si incohérent que cela vous serait bien inutile, mais bien de son contexte de production : Si ce film est autant connu c’est car c’est probablement un des pires films hollywoodiens du XXIème siècle. Avant de le regarder, je n’avais jamais pensé qu’il était possible d’autant échouer dans la conceptualisation et la réalisation de tous les aspects d’un film. Les acteurs sont plus que mauvais, le scénario ne fait aucun sens, le cadrage est aux fraises, la mise en scène est pire que celle d’une sitcom des années 1980, le montage confond le matériel existant plutôt que de lui donner un sens, etc. Au final, même si l’intention de The Room était de raconter une histoire de trahison amoureuse à son degré de kitsch maximal, comme seuls les films du début des années 2000 en ont le secret, ce film se transforme inévitablement en véritable « nanar », qui, si l’on parvient à passer les 45 premières minutes de torture cinématographique, en devient terriblement désopilant. Cependant ce qui a fait passer du statut de nanar infini à celui de légende de la pop-culture c’est son créateur/réalisateur/producteur/scénariste/acteur principal : Tommy Wiseau. En effet, cet homme dont apparemment personne ne connait ni l’âge, ni le vrai nom, ni l’origine, ni la provenance de la quantité phénoménale d’argent (six millions de dollars !) qu’il a investi dans ce film, reste un mystère absolu pour le grand public. C’est donc la proposition de lever ce voile de mystère sur ce personnage mythique qui a créé un tel déploiement de hype pour The Disaster Artist dans les cœurs de nombreux fans à travers le monde.
La deuxième question qui peut surgir dans l’esprit d’un observateur attentif est de nature un peu plus méta-discursive. En effet, il est intéressant de constater qu’un tel projet naît dans les mains de James Franco, un des acteurs les plus rentables de sa génération, qui décide d’adapter au cinéma le livre éponyme de Greg Sestero, l’acteur jouant le rôle de Mark dans The Room et proche ami de Tommy Wiseau. Cela crée donc en moi une crainte inévitable : Est-ce que James Franco, la star hollywoodienne, jouant aussi le rôle principal de son propre film, celui d’une « anti-star », va-t-il réussir à donner une version non caricaturale et non-stéréotypée d’un tel personnage ? Va-t-on réussir à ne pas simplement se moquer et discriminer un homme en marge du système hollywoodien, « star malgré lui », défiant tout discours conventionnel sur la qualité cinématographique ? C’est ce que nous allons voir !
The Disaster Artist ne raconte pas uniquement l’histoire du tournage de The Room mais bien celle de la vie de Greg Sestero et de Tommy Wiseau depuis moment de leur rencontre dans un cours d’improvisation théâtrale jusqu’à la fin de l’avant-première de The Room. La première scène du film nous met directement dans l’ambiance car elle nous montre un jeune Greg Sestero (Dave Franco), qui manque de confiance en soi, en admiration devant l’interprétation d’une scène de The Tempest par Tommy Wiseau (probablement une des pires de l’histoire), non pas pour son talent d’acteur mais pour la nonchalance et la confiance avec laquelle il entreprend tout ce qu’il fait. Le film est rempli de moments similaires qui contribuent grandement à teinter toutes les situations d’un absurde absolu, autrement dit, des situations propices à l’émergence d’un film comme The Room. Sestero constate rapidement que Tommy est un personnage très étrange : ce qu’il dit de lui-même au sujet de son âge et de ses origines ne fait aucun sens et il est étrangement riche pour quelqu’un dont la dégaine fait plus penser à un junkie qui ne serait jamais redescendu de son trip. Dans tous les cas, après de nombreux essais infructueux d’obtenir du travail dans le domaine du cinéma, Tommy décide de faire son propre film : The Room.
Jusque-là, le film propose quelque chose qui, si ce n’était pour l’absurdité de toutes ses scènes, reste très conventionnel et s’apparente à une énième quête du rêve américain. Cependant, c’est bien ce point précis que le film va exploiter par la suite : Le désir utopique de Tommy de devenir une grande star de cinéma malgré ses chances quasi-inexistantes. Sestero réussissant à développer un début de carrière à côté de The Room, ainsi qu’une vie au-delà de son amitié avec Tommy (par exemple, une vie de couple), ce dernier devient rapidement jaloux de son succès, ce qui envenime leur relation au fur et à mesure du tournage de The Room. La première grande force de The Disaster Artist est donc réussir à décomposer à la perfection le contexte de la création de ce film, c’est-à-dire le paradoxe relationnel entre un homme avec un profil de star mais sans l’intention d’en devenir une et un homme rejeté du système mais avec l’ardeur de s’y ériger au sommet. En évoluant, ce paradigme fait passer le film de la comédie au drame avec brio en marquant les esprits d’une tristesse certaine à l’égard de Tommy Wiseau, qui malgré toute sa bonne volonté dans la réalisation de ce qu’il pense être « un nouveau chef-d’œuvre du drame américain », lutte pour ne pas sombrer dans la déprime.
Le second point marquant du film est la façon dont sont représentées les coulisses du tournage de The Room, sur un style quasi-documentaire, qui sont bien plus problématiques que l’on se l’imaginerait. Wiseau se comportant comme un dictateur, maltraitant ses acteurs et son équipe technique et leur imposant des conditions de travail inhumaines tout en ayant un sens du détail toujours aussi absurde. La meilleure partie étant évidemment les reconstitutions des différentes scènes de The Room, à la similarité bluffante avec les originales, parfois même montées en split-screen pour facilement se rendre compte du travail de reconstitution qui a été fait. De plus, la vue des coulisses du film fait voir énormément de petits détails de tournage dont on n’aurait jamais suspecté l’existence, par exemple la raison pour laquelle Tommy a une bouteille dans la main lors de la fameuse scène sur le toit de son immeuble. En parlant de vraisemblance, s’il ne devait y avoir qu’une seule raison d’aller voir ce film, ce serait l’interprétation de James Franco, probablement digne d’une nomination aux Oscars (si l’acteur n’était pas empêtré dans des scandales de harcèlement) et méritant amplement son Golden Globe. Il parvient à être une copie conforme de Tommy Wiseau, ce qui pour un personnage à la diction et l’attitude aussi atypique est une véritable prouesse.
Enfin, qu’en est-il de ce fameux aspect méta-discursif sur l’auto-parodie dont aurait pu être victime le film ? Est-ce si stéréotypé que je le craignais ? Eh bien… non. Cependant, il y a un au contraire un autre problème : bien que sur le plan narratif le film arrive bien à jongler entre comédie et drame sans se parodier, il alterne entre deux aspects d’Hollywood assez opposés : Le milieu du show-business et toutes ses icones à la réussite incontestable et celui du film underground dont les créateurs et le public sont somme-toute assez intimistes. Bien qu’à la base l’intention de Wiseau ait été de passer du deuxième au premier, il n’avait jamais atteint complétement son but car le film n’était connu jusque-là que d’un public d’internautes en dehors des sphères du mainstream. Mais ce qu’opère The Disaster Artist est un processus contraire : une absorption du milieu underground par Hollywood. Peut-être est-ce le nombre incroyable de cameos de stars, la séquence d’intro où des icônes du mainstream comme J. J. Abrams parlent de The Room ou encore l’impression d’avoir assisté à une version déformée d’un énième film sur le rêve américain, mais ce film laisse un goût mi- amer dans ma bouche, de par la façon dont il se réapproprie un univers et une histoire qui ne lui appartient pas. Cela est malheureusement symptomatique de la tendance contemporaine d’Hollywood à vouloir intégrer toutes les minorités qui ont toujours été exclues de son système, processus qui parfois leur fait injustement perdre leur individualité. Peut-être était-ce le souhait de Tommy Wiseau que d’être intégré dans ce milieu qu’il chérit tant mais d’un point de vue externe, lorsque l’on voit la facilité déconcertante avec laquelle tout Hollywood se met littéralement dans sa peau, toute cette histoire pourtant si particulière en perd indéniablement sa saveur.
Gabriel Ratano (18/03/2018)