Lorsque je suis entré dans la salle de cinéma pour voir Justice League, j’étais à la fois impatient et inquiet. Impatient, car contrairement à certains, je considère Zack Snyder comme un artiste, et pas un simple faiseur de spectacle. Le style graphique qu’il impose dans ses œuvres est tellement jusqu’au-boutiste qu’il pose implicitement des interrogations sur les frontières entre représentation photographique et imagerie numérique. Ce genre de problématisation est infiniment rare pour un blockbuster hollywoodien traditionnel, dans lesquels c’est généralement la dimension purement attractionnelle qui constitue le seul et unique enjeu du film. Je me demande toujours comment tant de gens font pour rester indifférents à l’esthétique léchée – notamment les inimitables ralentis – qu’on retrouve dans tous les films de Snyder, sans parler de la profondeur des personnages et de la noirceur peu conventionnelle qu’on observe tout particulièrement dans Watchmen et Batman vs Superman. Peut-être que certains se sentent plus à l’aise face à l’infantile aseptisation de la réalité, le zéro absolu dans la construction psychologique des protagonistes et l’humour puérile propre au MCU (Marvel Cinematic Universe) ? Peut-être que certains préfèrent la rationalisation de la production cinématographique et le déni de toute artisticité à ce qu’on appelle pourtant encore le 7ème art ? Ces questions restent ouvertes.
Mais dans la salle de cinéma, comme je l’ai dit peu avant, j’étais aussi très inquiet, car Snyder semble, au fil du temps, se faire de plus en plus avaler par la méga-machine hollywoodienne. Batman vs Superman, qui a subi un acharnement absolument injuste, n’en reste pas moins un film ayant malheureusement tenté d’entamer – par ailleurs maladroitement – un processus de « marvelisation » : c’est-à-dire, pour une part, la construction d’un véritable univers liant une immense saga de films ; des films qu’on constate être incapables substantiellement de se suffire à eux-mêmes et qui, pour se donner du sens, n’ont trouvé d’autres recours que d’en appeler à la pluralité. Comme pour empirer les choses, Joss Whedon, assurément l’un des pires réalisateurs – on devrait plutôt parler dans son cas d’ « exécutant » – de ces dernières années à qui l’on doit notamment les deux calamiteux Avengers, a remplacé Snyder pour la post-production et d’éventuels reshoots. Maintenant que j’ai vu le film et que j’écris cette critique, je comprends que c’est l’inquiétude qui était surtout justifiée.
Loin d’être le pire film de cette année (laissons la palme d’or au lamentable navet qu’est Pirates des Caraïbes 5 : La Vengeance de Salazar, scandaleusement insultant envers toute une licence et envers le cinéma lui-même), Justice League n’en reste pas moins un très mauvais film. L’histoire commence là où s’est achevé Batman vs Superman : la ville pleure la mort du héros kryptonien, décédé lors de son combat contre Doomsday. Batman (Ben Affleck), qui sent l’arrivée imminente d’une menace extraterrestre prête à ravager le monde, cherche à réunir une équipe de super-héros pour se battre à ses côtés contre les envahisseurs. Dans le casting, on comptera Wonder Woman (Gal Gadot), déjà aperçue dans le film précédent et dans une origin story sortie il y a quelques mois, mais également le « badass » Aquaman (Jason Momoa), l’indispensable personnage comique (de tout film commercial récent) qui s’incarne sous les traits de Flash (Ezra Miller), et enfin Cyborg (Ray Fisher), dont on ne comprend pas trop l’intégration au vu de sa place relativement mineure dans l’univers DC.
Certes, il faut concéder qu’une ou deux blagues du film font leur petit effet, qu’une femme (Wonder Woman) importante pour le récit y est aussi naturellement forte sur le plan physique comme sur le plan mental, que certaines séquences sont divertissantes et… c’est tout. Franchement, il n’y a pas grand chose à ajouter de positif à Justice League. Débordant d’incohérences et de retournements de situation aberrants, complètement haché pour le montage final (le film est passé d’une durée de trois heures à seulement deux) et doté d’un super-méchant autant charismatique qu’une huître, le dernier long-métrage de Joss Whedon est tout simplement un imbuvable pétard mouillé.
Oui, j’ai bien cité Joss Whedon : je n’estime absolument pas avoir assisté à un film de Zack Snyder en le regardant, bien qu’il soit officiellement considéré comme étant le réalisateur. Et pour cause : le processus maladif de « marvelisation » que j’ai abordé peu avant s’est bien trop aggravé pour être de sa main. Outre l’inévitable développement de l’univers du DCEU, pâle copie du déjà pitoyable MCU, le film se double d’une dimension infantilisante (et donc inévitablement réductrice) : en effet, toute la violence psychologique et visuelle des anciennes œuvres du réalisateur a été censurée ; des sortes de résurgences de plans-emblèmes cartoonesques des héros font leur apparition ; on rajoute une scène post-générique pour superficiellement annoncer une suite ; un humour immature et immotivé suinte à chaque instant du film (je n’ose développer à quel point Aquaman est ridicule et que même Flash, pourtant comique au début du film – je l’admets –, devient très vite lourdingue), etc. Cela touche également l’esthétique, cette dernière étant bien plus conformiste qu’à l’accoutumée et les ralentis épouvantablement simplets. Whedon en arrive même au stade de réitérer un cliché haïssable : celui de ne représenter avec insistance, parmi les civils, qu’une seule famille canonique à l’américaine, alors que partout autour d’eux une ville entière se fait ravager. Ici, la stratégie filmique est banale sur le plan rhétorique : faire ressentir au spectateur de l’angoisse envers les potentielles victimes que nous, simples être humains, pourrions être. Sur le plan narratoriel, en revanche, cela est d’une sidérante et simplificatrice gratuité : soit l’on représente une foule dépersonnalisée, soit l’on se focalise sur un ou plusieurs individus. Par contre, dans ce cas, ces personnes doivent être construites psychologiquement et avoir une importance quelconque dans le récit, même minime, et ne pas uniquement être réduits à une vulgaire fonction : ici, par exemple, ils ne servent qu’à devenir le vecteur d’une identification primaire (et primitive) du spectateur, et cela, je tiens à insister, sans le moindre soupçon d’intériorité.
Alors que certains spéculaient sur le rôle effectif de Whedon, je trouve personnellement qu’après visionnage, il est assez évident que Justice League est une trahison totale du projet originel de Snyder. C’est bien la preuve que le réalisateur des Avengers n’a foncièrement rien compris à ce qui, malgré ses nombreux défauts, faisait tout de même les trois qualités essentielles d’un film de Snyder : l’esthétique, la profondeur et la noirceur. Imaginez alors mathématiquement à quoi ressemble Justice League : il est un enfant bâtard, le résultat des fantasmes esthétiques d’un Auteur, additionné par la constante euphorisation débilisante d’un exécutant à la racine d’égoïstes producteurs courant obsessionnellement après l’argent. Soyons pragmatique : hiérarchiquement, dans cette équation, c’est l’Auteur qui a été oublié, comme substitué par les deux autres. C’est pour ces raisons que je me permets d’affirmer, en somme, que Justice League est un film qui n’apporte rien du tout au cinéma.
Je n’aurai donc qu’un conseil : arrêtez-vous à la bande-annonce. Vraiment. Cela fait déjà assez mal au cœur de gâcher ainsi deux minutes de sa vie. C’est ce que j’aurais peut-être dû faire moi aussi. Ce que je conclue de ce visionnage, en tout cas, c’est que Justice League signe définitivement deux choses : d’une part, un plus grand succès commercial de DC, car l’on sait pertinemment que nombreux sont ceux qui se satisferont d’une telle médiocrité scénaristique puisque c’est spectaculaire, que c’est « drôle » et que ça véhicule des idéologies rassurantes ; et d’autre part, la mort artistique du genre de film de super-héros. Et qu’on ne vienne pas me rétorquer que Marvel se renouvèle, comme certains le suggèrent à propos de l’insipide Thor : Ragnarok ; chercher à déconstruire point par point un genre n’est pas un gage de qualité, puisqu’il est effectué, encore et toujours chez Marvel, uniquement dans un but commercial, et accessoirement sans la moindre construction atmosphérique et psychologique. Logan, lui, déconstruit les codes, et James Mangold a compris en l’écrivant et en le réalisant qu’il n’est plus possible de faire des films de super-héros stupidement grandiloquents, inutilement comiques et artificiellement aseptisés. Il a peut-être prédit, avec Logan, la mort d’un genre. Justice League n’est ainsi selon moi qu’une tentative désespérée de se conformer aux besoins compulsifs d’un public « disneyisé » qui renie (délibérément ou non) toute forme de réalisme cinématographique et de cohérence diégétique. Justice League n’est rien d’autre qu’un enfant mort-né, dont les balbutiements cadavériques pourront satisfaire une bonne partie de la masse, comme le feront vraisemblablement tous les prochains films annoncés par DC et Marvel. Il n’y a plus qu’à rêver qu’un jour nous cesserons d’être aliénés par l’abrutissement et la marchandisation incontrôlable de notre société postmoderne, dont Justice League est l’une des progénitures prototypiques. Et ce n’est pas une forme de condescendance en moi qui parle : c’est un espoir quasi insensé que les gens comprennent que dépenser trois cent millions de dollars pour des produits si futiles, ça n’en vaut indubitablement pas la peine.
Michael Wagnières (15/11/2017)