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Nino Fournier, « Altered States »

Mercredi soir 8 octobre 2014 a eu lieu, en salle 3021 du bâtiment Anthropole de l’UNIL, la première séance du cycle de conférences-rencontres du semestre d’automne de l’ORPHI, « Cyclorphique ». Une petite vingtaine d’étudiantEs de première, deuxième et même troisième années était présente: une belle première! C’est Nino Fournier, étudiant en cinéma et philosophie, qui s’est chargé d’animer la rencontre.

Après une brève introduction, le film a commencé. Retrouvez ci-dessous son analyse par Nino Fournier himself.

Une certaine analyse de Altered States (Ken Russell, 1980)

Il s’agira de montrer dans cette analyse la manière dont Eddie Jessup, le principal protagoniste du film, interprété par William Hurt, passe au cours du film par trois états relatifs à la vérité et à la connaissance, que l’on pourrait qualifier de « phases de vérité »: une première phase de vérité religieuse, une phase de vérité scientifique, et enfin une phase de vérité philosophique, plus proche d’une approche existentielle du monde et des autres, que cela soit explicitement visualisé, ou que cette évolution soit représentée par des flash-backs ou des visions hallucinogènes.

La vérité religieuse est représentée et vécue par Eddie dans le rapport qu’il entretient avec son père mourant ; pourtant, et c’est là d’ailleurs tout l’enjeu du film, cette première phase de vérité ne peut pas être pleinement vécue par Eddie dans la mesure où, justement, elle n’est pas réellement « vivable » : elle ne peut rester, tout au long du film, qu’irréalisée, aliénante et inhumaine.

La phase de vérité scientifique se matérialise pendant la plus large partie du film dans le rapport qu’ Eddie entretient avec la science, principalement dans ses recherches ; plus durable que la première phase, elle reste cependant tout autant aliénante et irréalisable. Vivre cette phase, Eddie l’apprendra juste à temps, ce n’est pas vivre réellement.

La phase de vérité existentielle, celle qui se rapproche au final le moins d’une « vérité avec un grand V », se trouvera être réalisée – cette dernière phase est pour le coup la seule qui soit proprement réalisable – dans le rapport qu’Eddie entretient avec Emily, interprétée par Blair Brown.

Le voyage existentiel d’Eddie à travers ces trois phases de vérité est accompagné de la découverte, traumatisante en soi, du fait qu’il n’y a pas de Vérité avec un grand V. Cette assertion, sortie de la bouche d’ Eddie lors des toutes dernières minutes du film et message presque final du film, plongerait le film dans une représentation pessimiste et définitive si la toute dernière scène ne venait renverser la tendance à la désillusion qui accapare progressivement les personnages alors qu’ Eddie découvre progressivement le point ultime et en quelque sorte terminal de la science – dans sa dimension technique – et de la scientificité – dans sa dimension philosophique.

Ainsi le film de Ken Russell dépasse-t-il en définitive le message pessimiste des auteurs de l’absurde du 20ème et 21ème siècle selon lequel la vérité finale réside dans… l’absence de vérité : dans le Néant. De fait, il est possible de voir dans ce film de science-fiction hollywoodien bien plus que le film expérimental le plus coûteux jamais réalisé ; en effet, ce film représente également un hymne à l’amour compris comme ancrage existentiel, et rejoint ce faisant certains auteurs de l’existence. Bien loin d’un Beckett, c’est du côté d’un Kierkegaard que Ken Russell plante ses choux.

Mais la question qui nous intéresse en premier lieu a trait à l’expression visuelle de ces idées : comment Ken Russell symbolise-t-il par des images les thèses qui sous-tendent le film ? Prenons pour tenter de mieux comprendre le voyage existentiel d’Eddie le passage d’une vérité religieuse – ou d’une connaissance religieuse – à une vérité scientifique – ou une connaissances scientifique.

Une séquence précise peut nous y aider : il s’agit du moment lors duquel Eddie, après avoir fait l’amour avec Emily, tente de lui expliquer la manière dont il a perdu la foi. Cette séquence s’étend de 10:15 jusqu’à 15:02 environ.

1. Comme Eddie l’explique à Emily, c’est la mort de son père qui l’a écarté de la foi : le père, aux portes de la mort, répète le mot « terrible » : c’est la fin qui est terrible. Les yeux emplis du sentiment de compassion humaine, Emily l’écoute raconter : « Donc la fin était terrible, même pour un type bien comme mon père, et le but de toutes nos souffrances n’était qu’un surcroît de souffrances. »

C’est ici en quelques phrases certains des principes mêmes de la religion qui sont démystifiés : être bon ne sert finalement à rien, puisque la mort reste terrible, même pour ceux qui ont fait le bien ; le salut des humains ne se trouve pas dans la souffrance des pauvres pêcheurs que nous sommes, puisqu’une vie de martyr ne mènera pas à un plus grand salut. Pour Eddie, ces découvertes ne peuvent qu’amener à l’abandon de la foi ; et de fait, à l’abandon de la vérité religieuse. En somme, la foi ne mène au final à aucune vérité salvatrice. Il lui faut maintenant se tourner vers une autre source, une autre forme de connaissance, pour ne pas rester les mains vides.

C’est là que la force filmique de Russell entre en jeu : Russell ne s’arrête pas à nous expliquer, par des mots, ce qu’Eddie a ressenti lors de la mort de son père, la coupure qu’a représenté cette étape, et le degré de maturité gagné sur la foi aliénante et mensongère : non, cela ne serait pas suffisant parce qu’au final, nous ne pouvons pas réellement comprendre la difficulté de cette étape tant que nous ne l’aurons pas, nous aussi, en tant que spectateurs, vécue. Pour cela, quoi de mieux que de nous inviter à entrer dans la tête d’Eddie, grâce à la visualisation filmique d’une de ses « hallucinations », qui deviennent déjà bien moins « folles » et irréelles qu’on veut bien le penser, puisqu’elles s’ancrent véritablement dans le vécu du personnage principal?

Presque sans aucune transition, Russell met en images ce qu’Eddie vient de dire. Enfermé dans son caisson, il revit symboliquement ce détachement, cette déconstruction de la première phase de vérité. Alors que le père ouvre les bras à son fils, celui-ci, en costume d’écolier symbolisant son jeune âge, lui sourit avant de lui tendre une Bible.

Il est intéressant à ce point de constater la frontalité de ce plan ainsi que l’adresse du père à la caméra, et par-delà celle-ci au spectateur lui-même : d’une certaine manière, c’est à nous qu’il tend les bras. Le spectateur, dans la même position qu’Eddie à ce moment, peut dès lors reconnaître cette hallucination comme l’intériorité même d’Eddie, et peut de fait commencer à s’identifier à celui-ci. Il n’est plus nécessaire par la suite de se poser la question de la vraisemblance des images que l’on nous montre : elles ne sont pas la réalité, mais précisément ce qu’Eddie lui-même à vécu et, plus subjectivement encore, ce qu’il a ressenti.

Mais la scène continue. La Bible tendue tombe des mains d’Eddie pour se transformer en linceul de Jésus qui se dépose sur le visage du père. Cependant le linceul est violemment rejeté et va brûler sur le sol. Incapable de trouver le salut et le repos dans une religion qui n’est plus salvatrice, le père meurt dans ce qui semble d’affreuses souffrances. Sur son corps, une croix enflammée asserte la destruction des préceptes religieux aux portes mêmes de la mort et démontre leur inefficacité, leur inutilité. Le dogme religieux ainsi écarté, c’est l’image impie d’une sorte de démon à six yeux sur la croix qui s’envole lentement vers le hors-champ du ciel. Dans un même long panoramique vertical – dans le même élan, en somme –, la caméra fait entrer dans le champ l’image d’un grand livre posé sur une pierre à côté d’une rangée de poteaux télégraphiques ; la connaissance religieuse, intuitive – plus une croyance qu’une connaissance en vérité – a laissé la place à la connaissance scientifique – la connaissance écrite, directement vérifiable, quantifiable, objective, archivable – et à la modernité technologique. Le livre pourtant reste pour l’instant inaccessible à la main d’Eddie, qui ne peut l’ouvrir. Il n’y parviendra qu’au terme d’un sacrifice. Mais qu’est-ce que le scientifique nouvellement né sacrifiera-t-il exactement ? Que représente ce mouton impie aux traits d’un démon, doté des yeux et des cornes du diable ? Faisons pour l’instant l’impasse sur cette question – nous y reviendrons tantôt.

Lorsque le sang de l’animal sacrifié coule sur le livre, lorsque l’animal a été sacrifié, effacé pour de bon, enfin la connaissance devient accessible : le livre ensanglanté, enfin, peut être ouvert. Et c’est à ce moment-là précisément que la cellule, symbole par excellence de la biologie et, par extension, de la connaissance scientifique, peut s’ouvrir elle aussi ; c’est à ce moment-là que ses secrets deviennent accessibles à Eddie.

Pourtant, l’histoire n’est pas encore totalement terminée : quelque chose, restée en suspens, ne fonctionne pas. Le symbole de l’animal sacrifié, cornu, est tout présent, tel un fantôme qui reste inévitablement en sous-texte. Et c’est la scène du viol d’Emily par Eddie qui peut peut-être nous fournir quelques explications au sujet de ce démon-mouton et ainsi lever le voile sur la part de mystère restante.

C’est que la connaissance scientifique est encore empêchée, et, de la manière dont le ressent Eddie, c’est Emily elle-même qui, pour l’instant, fait obstacle. C’est elle qui l’empêche – et qui l’empêchera d’ailleurs tout au long du film – d’aller plus loin dans ses recherches scientifiques. D’aller trop loin, peut-être ? Ici, nous ne nous trouvons pas en face de l’amour libre entretenu par deux êtres, mais en face de son exact opposé : le viol. Ce n’est pas seulement Eddie qui, seul, se trouve enchaîné ; c’est Eddie dans son rapport à l’autre, aux autres, qui ne peut être complètement libre. Une autre scène d’hallucinations nous montrera d’ailleurs le même problème : l’amour, pour Eddie, ne peut pour l’instant être autre chose qu’une aliénation. L’amour, transformé en étouffement, ne peut être pour l’instant véritablement vécu.

Cette impossibilité d’amour n’est pas véritablement propre à la phase de vérité dans laquelle Eddie se trouve pendant la plus grande partie du film, la phase de vérité scientifique : souvenons-nous qu’au début de la séquence, Eddie semble incapable d’aimer Emily (il pense à Jésus, aux crucifixions, au moment même de l’acte sexuel), ce qu’Emily lui reproche gentiment. Ainsi pouvons-nous avancer l’idée que les deux premières phases de vérité traversées par Eddie empêchent celui-ci d’aimer vraiment. S’il s’éloigne d’Emily, c’est parce qu’Eddie se perd – ou veut se perdre, peut-être – dans la science : il veut découvrir, il veut connaître, et « quoi ? » ici n’est pas exactement la question.

En effet, l’essentiel n’est pas de savoir si ses investigations scientifiques sont vraisemblables (si nous possédons effectivement la mémoire de l’humanité et de la seconde originelle enfouie dans notre cerveau) : à l’inverse, l’invraisemblance de cette idée sert autant l’ambiance mystérieuse de film que le thème même de celui-ci. D’une certaine manière, la recherche d’Eddie, sa quête, justement du fait de son caractère improbable, gagne une dimension abstraite : elle devient une course vers la connaissance, la connaissance avec un grand C, jusqu’à se transformer en symbole : Eddie court après la Connaissance – et cherche à l’atteindre de manière scientifique.

La séquence nous le montre, mais surtout en nous le faisant entendre : la note grave, jouée au piano, qui fait la transition sonore entre la (fausse) scène d’amour impossible et le moment où Eddie se retrouve dans le caisson semble à juste titre déplacée dans une scène d’amour hollywoodienne classique : elle détone et elle annonce, insidieusement, qu’il y a un problème quelque part. De fait, cette note, comme survenue trop tôt, n’est pas anodine : la science (la scène suivante, la scène du caisson), contamine déjà l’amour, le relationnel (la scène d’amour impossible, « invécu »). D’ailleurs, le fait de placer Eddie dans un caisson d’isolement n’est pas anodin : tel un leitmotiv, le symbole de l’enfermement que représente le caisson traverse le film tout en prenant de nombreuses formes. Tant qu’Eddie est enfermé, l’amour ne pourra pas être vécu de manière existentielle. La vie ne sera pas la vie : la vie d’Eddie ne sera qu’un long mouvement aliénant en direction de la recherche de la vérité ultime, de la vérité avec un grand V. 7

Ainsi, le motif de l’enfermement se retrouve au fil du film à de nombreux niveaux. Au niveau de la mise en cadre, le surcadrage récurrent donne l’impression que les personnages sont enfermés dans le décor, enfermés dans et incapables de sortir de leur situation ; un surcadrage qui est parfois utilisé à l’extrême, comme lors de l’avant-dernière scène du film. Le caisson, un enfermement en soi et d’une certaine manière volontaire de la part d’Eddie, ainsi que la manière dont celui-ci est traité. Ainsi, la caméra n’y pénètre que très rarement, ce qui renforce l’impression d’éloignement, de séparation, entre l’espace carcéral dans lequel baigne Eddie et le monde réel dans lequel les autres personnages tentent désespérément d’atteindre Eddie. Et les rares fois où la caméra y pénètre, c’est pour nous donner une vision écrasante d’Eddie grâce à des contre-plongées extrêmes qui placent le spectateur dans une position tout autant aliénée qu’Eddie lui-même, emprisonné par le poids de ce qui se trouve au-dessus du regardeur.

En plus d’être très souvent surcadrés, les personnages peuvent parfois jusqu’à être désolidarisés de leur propre décor, du propre monde diégétique dans lequel ils évoluent. Ainsi le spectateur se retrouve-t-il face à des plans figés et vides de toute vie humaine, dont la construction géométrique – lignes droites perpendiculaires – devient une véritable construction mathématico-structurelle droite, rigide et tout autant aliénante que les violentes disputes qui empêchent les personnages de communiquer lorsqu’ils ne sont pas surcadrés.

Toutefois l’enfermement le plus terrible est bel et bien philosophique. Après qu’Eddie soit entré dans le caisson pour la toute dernière fois, Emily le dit de manière très consciente et très claire à Mason, le scientifique sceptique : « ce qui est arrivé ce soir à Eddie c’est sa conception de l’amour ; la condition humaine n’a jamais eu de réalité pour lui, c’est un amoureux de la vérité. » C’est exactement la manière dont Eddie se laisse enfermer dans son caissonet par analogie dans une phase de vérité scientifique qui n’a plus rien d’humain au final, qui est proprement déshumanisante, aliénante, dans la mesure où Eddie ne se soucie plus ni des gens qui l’entourent, ni de la réalité de cette vie humaine qu’il lui faut pourtant bel et bien construire, ni de l’amour que lui porte Emily. Il suffit à ce propos de considérer la manière dont la science est représentée au cours du film, au travers d’expériences subies par certains patients au nom de la recherche, ainsi que la manière dont la science se transforme en un environnement qui est tout sauf accueillant pour Emily, laquelle se retrouve seule, abandonnée, au milieu d’un univers aseptisé et structuré à l’extrême.

Après ces considérations concernant la première hallucination d’Eddie ainsi qu’une certaine définition de la phase de vérité scientifique dans laquelle celui-ci se trouve, il est temps dese demander ce que cette phase de vérité a révélé : qu’a trouvé Eddie au terme de son voyage dans la science ? Que se passe-t-il pour lui au moment où, comme le dit Emily, il est enfin « violé par la Vérité » ? Alors qu’Eddie a plongé au coeur même du plus profond secret scientifique, alors qu’il est allé jusqu’à devenir lui-même la cellule originelle, celui-ci ne peut admettre à Emily que « C’est le Néant. Simple, hideux, le Néant. En définitive, la vérité de toutes choses, c’est qu’il n’y a pas de Vérité avec un grand V. La Vérité c’est ce qui est transitoire, c’est la vie qui est la seule réalité. » Et cette dernière affirmation s’oppose à ce qu’Emily pensait d’Eddie quelques minutes plus tôt lorsqu’elle expliquait à Mason que pour Eddie, « La vérité (…) c’est ce qui est fixe, immuable, constant. Il ne m’a jamais aimé, connaissant aussi bien que moi que nous n’étions que d’infimes morceaux de matière, de passage. »

Ce qui se joue ici, très rapidement, n’est rien d’autre qu’un véritable et fondamental changement de paradigme pour Eddie qui, au fond, est déjà revenu de la phase de vérité scientifique. De la même manière qu’il n’a pu que rejeter les préceptes de la vérité religieuse face à la mort de son père, il ne peut plus croire à la science face à ce qu’il a découvert. Bien sûr qu’Emily avait raison, bien sûr qu’Eddie ne concevait l’amour, la vie, que du point de vue de la science ; bien sûr qu’Eddie ne considérait Emily que comme un simple morceau d’atome de passage sur terre, bien moins important que la recherche de la vérité. Cependant Eddie, lors de sa dernière expérience, découvre les limites de cette vision des choses : la limite selon laquelle il n’y a pas de Vérité avec un grand V ! Que faire, dès lors, pour ne pas tomber dans le pessimisme et le cynisme le plus total ? Comment éviter la fameuse pensée selon laquelle rien ne vaut la peine, puisque rien n’a de sens ? S’agit-il d’arrêter de chercher, d’arrêter la science, et de se laisser gentiment mourir dans un débilisant arrêt de la mécanique humaine ?

Bien au contraire, c’est dans une toute autre optique que le film se termine : les derniers plans amènent à la réponse simple, humaine et belle de Ken Russell au sentiment du désespoir, au sentiment du manque de sens : si la condition humaine n’a pas de sens ultime, de sens universel, de Vérité avec un grand V, c’est aux humains, à chaque humain en particulier, de donner à sa vie le sens qu’il peut y trouver dans la réalité, dans ce qui se trouve autour de lui. Pour Eddie, de donner à sa vie le sens qu’Emily est prête à lui offrir.

En définitive, pourrait dire Eddie, il n’y a pas de vérité, il n’y a que ce qu’on fait de sa vérité personnelle, du sens que l’on veut, soi-même, donner à son existence. Eddie peut bien être devenu autre – avoir quitté, voire déconstruit son soi dans la science et passer par toutes les couleurs du monstre en lequel il s’est transformé, il reste malgré tout en lui un principe qui le constitue en tant qu’Eddie Jessup, une sorte de principe persistant qui lui permet d’être et de rester lui-même.

C’est ici qu’intervient un penseur tel que Kierkegaard. Et ce que dit Kierkegaard est magnifique ; on dirait presque que le scénariste d’Altered States a lu le philosophe et a tout copié ! Ainsi, le philosophe danois écrit-il, dans son Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques :

« Qu’un philosophe allemand, cédant à son désir de se créer, commence par se transformer en quelque chose de supraraisonnable, comme les alchimistes et les sorciers en leur fantastique accoutrement, pour donner ensuite la plus satisfaisante des réponses à la question de la vérité, cela ne me concerne pas, pas plus que sa réponse satisfaisante, et à coup sûr au plus haut point – quand on s’est déguisé en personnage fantastique ».

Que la référence soit ici faite à la philosophie de Fichte n’a pas une très grande importance. Ce qui compte, au contraire, c’est la généralisation que nous pouvons tirer de ces quelques phrases. Pour Kierkegaard, peu importe qu’une quelconque vérité, même si celle-ci est très satisfaisante, soit atteinte, s’il faut pour cela devenir autre que ce que l’on est véritablement. Le fait qu’Eddie soit amené à se transformer – en singe tout d’abord, puis en quelque chose d’encore plus monstrueux – afin d’atteindre la vérité qu’il poursuit, celle qui commence avec un grand V, décrédibilise du même coup n’importe quelle vérité à laquelle il pourrait arriver.

De la même manière, Kierkegaard explique que
« La voie de la réflexion objective fait du sujet chose contingente, et par là, de l’existence, chose indifférente qui va s’évanouissant. S’éloignant du sujet, la voie se dirige vers la vérité objective ; pendant que sujet et subjectivité deviennent indifférents, la vérité le devient aussi, et cela justement lui confère sa valeur objective, car l’intérêt, comme la décision, porte sur la subjectivité. La voie de la réflexion objective conduit alors à la pensée abstraite, aux mathématiques, au savoir historique de toute nature, elle éloigne sans cesse du sujet dont l’être ou le non-être de fait devient de façon parfaitement correcte au point de vue objectif, complètement indifférent. (…) La spéculation moderne a tout fait pour que l’individu se dépasse objectivement, ce qui est absolument impossible ; l’existence le retient (…). Quand on s’informe subjectivement de la vérité, la réflexion porte subjectivement sur le rapport de l’individu ; pourvu que le comment de ce rapport soit fondé dans la vérité, l’individu est alors aussi dans la vérité, même s’il se rapporte ainsi à la non-vérité.« 

« Se dépasser objectivement », afin d’aller vers quelque chose autre que lui-même, quelque chose qui ne le définit pas en tant qu’Eddie Jessup, n’est-il pas ce qu’Eddie a tenté de faire tout au long du film ? Toutefois, il y a ce principe que nous avons déjà mentionné qui d’une certaine manière retient Eddie, ce principe qui se manifeste même quand Eddie semble être sur le point de se transformer complètement et à tout jamais : Eddie, malgré toutes les transformations qu’il subit, est toujours Eddie ! Même en essayant de sortir de soi-même en courant après la recherche de la connaissance, même en voulant quitter son soi, devenir autre, parvenir à des états de soi-même qui soient altérés – les altered states du titre – Eddie doit apprendre, au final, à être lui-même : et c’est le plus difficile, bien plus difficile que de devenir autre.

C’est précisément cette partie d’Eddie qui tend une main vers Emily, pour essayer de la retrouver et de la rencontrer. Et ce n’est qu’à son contact que la science, dans sa dimension contaminatrice et aliénante, s’efface pour laisser la place à l’amour, à la réunion de deux êtres dans l’amour, et qu’elle permet ainsi à Eddie de prononcer les derniers mots du film, qui font de Altered States un grand film d’amour : « Je t’aime, Emily ».

Nino Fournier, le 10.10.2014

1. Cité dans Jean Brun (éd.), L’existence, textes choisis, PUF, Paris, 1972, pp. 61-638 « 

Romain Fardel